À Villers-Cotterêts, un électorat RN (très) décomplexé
Dirigée par le parti d’extrême droite depuis dix ans, la commune des Hauts-de-France a voté à 47 % pour Jordan Bardella aux élections européennes. Jocelyn Dessigny, lui aussi du RN, élu député au premier tour, a recueilli 53 % des voix des électeurs de la 5e circonscription de l’Aisne. Nous sommes allés à leur rencontre.
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Plume à la main, long manteau de bronze et regard vers l’horizon : la statue d’Alexandre Dumas a fière allure, sur la place centrale de Villers-Cotterêts (Aisne). C’est dans une maison à quelques pas d’ici qu’est né le célèbre romancier, auteur du best-seller Le Comte de Monte-Cristo, dont l’adaptation cinématographique fait actuellement un carton dans les salles. Bien que friand de littérature, ce n’est malheureusement pas pour remonter sur les traces d’Edmond Dantès que nous nous sommes déplacé dans la petite commune de 10 000 habitants. Villers-Cotterêts dispose d’un statut politique particulier : celui d’un fief du Rassemblement national, depuis désormais dix ans.
Ici, le vote RN est clairement une adhésion à un projet raciste. Ils n’aiment pas la couleur, ils n’aiment pas ma couleur.
Alya
La mairie, tenue par Franck Briffaut, est l’une des dix municipalités dirigées par le Rassemblement national. Ce proche de Jean-Marie Le Pen, qu’il appelle « patron » en privé, dispose d’un bilan controversé : ralentissement des constructions HLM, fin du ramassage scolaire dans certaines zones éloignées, un taux de chômage à 17,1 % – soit 10 points de plus que la moyenne nationale : « C’est la misère ici », nous raconte Françoise, 64 ans, retraitée. « Il n’y a plus rien. Ça devient dramatique, les magasins sont vides, le niveau de pauvreté est aberrant », déplore-t-elle.
Pour elle, peu de choses ont évolué depuis l’arrivée du RN à la mairie en 2014. « Il y a quand même le centre linguistique qui a ouvert, mais c’est l’État qui l’a mis en place. Et puis il n’a de toute façon pas un gros impact sur le niveau de vie des gens », constate-t-elle. En dépit de ce maigre bilan en une décennie d’œuvre politique, le RN jouit toujours d’une popularité écrasante à Villers-Cotterêts. Si le « vote contestataire » permet de l’expliquer en partie, l’éclat de ce parti auprès de son électorat s’explique surtout par une adhésion revendiquée, assumée et décomplexée au projet politique de l’extrême droite.
Un rejet assumé de « l’étranger »
Au pied de la statue d’Alexandre Dumas, le marché aux puces accueille plusieurs dizaines de personnes. Derrière un étalage, nous rencontrons un groupe de personnes assises sur un banc. Parmi elles, Vivi, 69 ans, électrice du Rassemblement national. Les motivations relatives à son vote ne laissent que peu de place au doute : « La France aux Français. Les étrangers, faut les virer », s’empresse-t-elle de nous dire. « Ils sont incapables d’élever leurs mômes, ils ne doivent pas toucher les allocs. Ceux qui s’intègrent, tant mieux, tous les autres, on les fout dans un avion et hop là ! » ajoute-t-elle.
Assis à côté de Vivi, un homme, la quarantaine, ajoute, hilare : « Dans un bateau, et on les largue à la mer ! » Debout face au banc, un autre homme, cheveux grisonnants, ajoute : « Moi, je ne dis pas ça, mais c’est vrai que l’immigration, y en a ras le bol. On doit enlever le droit du sol. La France aux Français ! » Une haine de l’étranger décomplexée, dont les électeurs du RN ne se cachent plus.
À quelques mètres de là, nous rencontrons Alya, 24 ans. De confession musulmane, elle explique avoir déjà subi des actes islamophobes : « J’étais à la boulangerie, j’attendais pour prendre mon pain. Je portais mon voile et mon abaya. Soudain, un homme m’a poussée pour prendre ma place dans la file d’attente. Il m’a dit que, parce que je portais le voile, je devais attendre et passer derrière tout le monde », témoigne-t-elle. Ange, 22 ans, partage ce constat de climat lourd : « Ici, le vote RN est clairement une adhésion à un projet raciste. Ils n’aiment pas la couleur, ils n’aiment pas ma couleur. Et vous le font ressentir par des regards, c’est pesant au bout d’un moment », soupire-t-elle.
Le vote ‘contestataire’ donne une excuse à l’électorat du RN pour adhérer à un projet raciste et xénophobe.
Dina
De l’autre côté de la place, nous retrouvons Dina, la trentaine, mère de famille de confession musulmane. Interrogée sur les raisons du vote pour le Rassemblement national, elle ne cache pas sa fatigue : « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Les gens de la communauté maghrébine ici ont du travail, un logement, une situation. Si insécurité il y a, ça ne vient pas d’eux. Je pense que le vote ‘contestataire’ donne une excuse à l’électorat du RN pour adhérer à un projet raciste et xénophobe », s’indigne-t-elle.
Le bilan fantôme de la mairie
À Villers-Cotterêts, les « fâchés pas fachos » ne courent pas les rues. Parmi les personnes que nous avons interrogées, le vote Rassemblement national semble refléter une adhésion idéologique au projet porté par ce parti. Et ce, même si les conditions de vie dans la ville ne se sont pas améliorées. Jeanne Roussel, élue de l’opposition (Renaissance) depuis 2020 et vice-présidente du conseil départemental de l’Aisne, porte un regard très sévère sur la politique du maire, Franck Briffaut : « Depuis dix ans, il ne fait rien. On le voit dans le budget : 11,6 millions d’euros sont dans les caisses. Il n’y a pas eu de projets qui pourraient profiter aux Cotteréziens », nous explique-t-elle dans un café du centre-ville.
Selon l’élue, cette thésaurisation empêche de mener des projets essentiels, comme la construction d’une cantine : « Ce sont toujours les mêmes arguments qui sont repris : on nous dit que faire de l’investissement, ça engendre des dépenses de fonctionnement », regrette-t-elle. Franck Briffaut serait-il adepte de l’austérité, au détriment des écoliers ? En septembre 2023, lors de la dernière rentrée, un ramassage scolaire qui desservait deux quartiers excentrés a été supprimé par la municipalité. Il concernait une vingtaine de familles, avec un coût de 10 000 euros par an pour la mairie. « Ce n’est rien pour une municipalité comme Villers-Cotterêts », soupire Jeanne Roussel.
Le maire n’a rien fait ; donc, quand on ne fait rien, on n’est pas critiqué.
J. Roussel
À travers la baie vitrée, l’élue pointe du doigt un bâtiment : « Vous voyez l’immeuble avec les plaques en bois au niveau des fenêtres ? Il appartient à la mairie. Il s’est écroulé de l’intérieur en 2018, et depuis il ne s’est rien passé. » Si l’élue admet qu’un projet de réhabilitation commence à voir le jour, elle regrette ce manque d’attention porté à cet équipement, loin d’être un cas isolé : « Cela fait trois ans qu’il n’y a pas de chauffage au cinéma, ça fait plusieurs années que les cloches de l’église sont en réparation, et regardez sa façade », fait-elle remarquer en montrant un filet sur l’édifice. « Il n’a rien fait ; donc, quand on ne fait rien, on n’est pas critiqué », regrette l’élue.
Un vote d’étiquette
Dans un commerce situé en contrebas du centre-ville, sur la route de la gare, nous interrogeons une vendeuse sur le bilan de Franck Briffaut : « Je n’ai pas l’impression que les choses changent particulièrement. Il n’a pas l’air de faire du mal », constate-t-elle, avant de saluer l’ouverture de la Cité internationale de la langue française, inaugurée en octobre 2023 et dont elle voit déjà les retombées économiques pour sa boutique. Problème, ce projet n’a rien d’une initiative municipale : le château de Villers-Cotterêts appartenait presque en intégralité à l’État, qui s’est chargé de sa réhabilitation. Franck Briffaut s’était d’ailleurs montré réticent à céder la petite partie du château détenue par la municipalité.
Mais qu’importe le bilan local de Frank Briffaut. Pour Vivi, c’est le projet du parti à l’échelle du pays qui compte : « Je m’en contrefous de Villers-Cotterêts, je vote pour Jordan. Le reste, je ne m’en occupe pas, je suis dans ma forêt et dans mes fleurs », indique-t-elle. L’électorat, convaincu, semble vouloir défendre bec et ongles la ligne du parti, même si le bilan de dix années d’inaction politique laisse à désirer. « Même à l’échelle locale, les électeurs du RN votent pour l’étiquette. Ils ne se soucient pas vraiment de la personnalité, du parcours ou du candidat », explique Jeanne Roussel.
Cette analyse trouve une application très concrète dans la deuxième circonscription du Loiret. La candidate investie par le RN, Élodie Babin, absente du terrain pendant la campagne, n’a fait aucune apparition médiatique. Sur les affiches, c’est même Jordan Bardella et Marine Le Pen qui posent à sa place. Celle qu’on appelle désormais « la candidate fantôme » justifie son absence par un « état grippal ». Qu’importe, elle est arrivée en tête lors du premier tour, avec 32,91 % des voix (1). Preuve que, comme à Villers-Cotterêts, c’est bien une adhésion claire et assumée au projet politique de l’extrême droite qui mobilise l’électorat du Rassemblement national.
Élodie Babin a été battue au second tour par Emmanuel Duplessy (56,15 %).
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