« Il nous faut imaginer la politique culturelle de demain »

Ghislain Gauthier, secrétaire général de la CGT Spectacle, dresse un sombre état des lieux du service public de la culture mais affirme une volonté déterminée de combat progressiste.

Jérôme Provençal  • 15 juillet 2024 abonné·es
« Il nous faut imaginer la politique culturelle de demain »
Lors de la grande mobilisation antifasciste organisée dans la nuit du 4 au 5 juillet dans la cour d’honneur du Palais des papes, pendant le Festival d’Avignon.
© Xavier Cantat

Membre de la CGT Spectacle depuis douze ans, Ghislain Gauthier – qui exerce la profession de juriste, spécialisé dans le domaine des droits d’auteur – assure la direction du syndicat depuis décembre 2023. À l’heure où les services publics apparaissent de plus en plus fragilisés et au lendemain des législatives, nous avons voulu évoquer avec lui la situation très incertaine du secteur emblématique de la culture. La rencontre s’est déroulée le 10 juillet à Avignon, en plein cœur du festival, quelques jours après la grande nuit de mobilisation anti­fasciste coorganisée par la CGT Spectacle.

Après la promesse faite en septembre 2023 par l’ancienne ministre Rima Abdul Malak d’une hausse de 6 % du budget de la culture en 2024, l’année a démarré par une douche froide : l’annonce par Matignon et Bercy, via un décret publié le 21 février, de coupes drastiques dans le budget du ministère de la Culture : 204 millions d’euros. Comment percevez-vous cette décision ?

Ghislain Gauthier : Des choix clairs ont été effectués. Certains volets ne sont pas touchés, par exemple le Pass culture, qui représente un budget de 250 millions d’euros. Pourtant, ce dispositif n’a fait l’objet d’aucune évaluation sérieuse quant à son efficacité et il est décrié dans la profession. Presque la moitié des coupes annoncées – 96 millions d’euros – concerne le financement de la création. Seront ponctionnées principalement les structures parisiennes sous tutelle directe de l’État : l’Opéra de Paris (6 millions d’euros), la Comédie-Française (5 millions d’euros) ou encore Chaillot (500 000 euros). Rachida Dati s’est engagée à ne pas réduire les crédits alloués aux directions régionales des affaires culturelles (Drac), mais cela semble hypothétique.

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Une telle baisse du budget global aura forcément un impact négatif sur l’ensemble du milieu. Nous avons de sérieuses inquiétudes pour 2025, en particulier pour le spectacle vivant, déjà très affecté par la pandémie de covid, la hausse des coûts de l’énergie et le désengagement de nombreuses collectivités territoriales – la plus emblématique étant la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Au printemps, le ministère de la Culture a annoncé la mise en place du plan « Mieux produire, mieux diffuser » (9 millions d’euros de budget), qui « a pour objectif de poser les fondements d’un système plus vertueux, basé sur les mutualisations et les coopérations, pour faire émerger une nouvelle écologie de la production et de la diffusion ».

Selon moi, ce plan maquille un désengagement de l’État sur le financement de la culture. C’est un simple sparadrap. Avant l’annonce des coupes faite fin février, nous estimions qu’il manquait environ 50 millions d’euros pour conduire correctement les missions de service public. On prévoit une baisse du nombre de représentations d’au moins 25 % sur la saison prochaine. C’est une vraie catastrophe au niveau de l’emploi, notamment pour les intermittents du spectacle. Les salaires font aussi partie du problème : peu ou pas d’augmentation. De surcroît, les accords d’entreprise sont remis en question dans pas mal de lieux pour des raisons de flexibilité.

On prévoit une baisse du nombre de représentations d’au moins 25 % sur la saison prochaine. 

Dans la foulée des élections législatives anticipées, la France aborde une phase de flou politique inédite dans l’histoire de la Ve République. Comment analysez-vous cette période ?

L’arithmétique et la tradition de la Ve République voudraient que le Nouveau Front populaire (NFP), arrivé en tête de ces élections, forme un gouvernement, même avec une majorité fragile. Au vu des tractations en cours, nous craignons qu’Emmanuel Macron ne respecte pas le résultat du scrutin et qu’il constitue une alliance de droite, ce qui l’amènerait à continuer dans la même direction, comme si de rien n’était. Or nous pensons que cette politique nous mène dans le mur et conduit à livrer le pays in fine au Rassemblement national.

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La progression du parti d’extrême droite suscite de grandes inquiétudes dans le secteur culturel. Si l’audiovisuel public apparaît particulièrement menacé, l’effondrement des financements publics dans la culture fait peser un risque de privatisation sur tout le secteur. Nous restons également très vigilants sur l’assurance-chômage. La réforme, qui menace les plus précaires, est suspendue actuellement mais le sujet peut revenir en septembre, impliquant aussi de nouvelles discussions sur le régime spécifique de l’intermittence du spectacle. Vu le contexte budgétaire, ces discussions pourraient être source de grandes tensions.

Qu’espérez-vous des forces de gauche présentes à l’Assemblée nationale ? Qu’elles soient en position de gouverner ou dans l’opposition ?

Nous espérons vraiment que l’union va persister. Tout en conservant son indépendance, la CGT Spectacle s’est intensément mobilisée pour appeler au rassemblement des forces de gauche et à l’élaboration d’un programme commun progressiste. Le fait que le NFP reste uni représente un enjeu très important. Ce n’est pas gagné : il ne faut surtout pas que ce bloc explose. Si la gauche donne le sentiment qu’elle est fragile – ce qui est hélas déjà un peu le cas –, si jamais elle se divise à nouveau, l’élection présidentielle de 2027 risque d’être calamiteuse. En tant qu’organisation syndicale, notre rôle consiste, quoi qu’il arrive, à nous tenir auprès des travailleurs, à porter leurs revendications et à créer les conditions d’un mouvement social pour des réformes progressistes et écologiques.

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« La lutte pour le projet de loi de finances 2025 s’annonce particulièrement rude pour nos secteurs », peut-on lire dans un communiqué de la CGT Spectacle, en date du 10 juillet. « La pression du corps social doit rester importante pour gagner l’augmentation des salaires, le retrait de la réforme des retraites et le refinancement du service public dans nos secteurs comme ailleurs », souligne plus loin le texte. Comment la CGT Spectacle va-t-elle aborder la rentrée ? Des actions ou manifestations sont-elles déjà envisagées ?

Il faut impulser un mouvement social à la rentrée qui pousse nos propositions syndicales. Nous avons vraiment besoin de faire pression. Nous allons notamment susciter des assemblées générales avec les salariés, permanents et intermittents, pour parler de l’emploi et des salaires. Nombre de nos camarades affrontent de grandes difficultés financières, n’ont pas pu se chauffer cet hiver et n’ont pas de perspective de travail pour les mois à venir. La situation est vraiment critique. Un mouvement de contestation va se constituer, cela semble inévitable.

Sous la présidence d’Emmanuel Macron, il n’y a eu que des gestionnaires au ministère de la Culture.

La culture a été quasiment absente des débats durant la campagne expresse des législatives.

Ce n’est pas très surprenant, malheureusement. En tout cas, ce n’est pas nouveau. Je pense que nous avons besoin de redonner du sens politique à l’action que nous menons par la culture. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, il n’y a eu que des gestionnaires au ministère de la Culture, sans véritable vision politique, devant composer avec de fortes contraintes budgétaires. Seule Rachida Dati a apporté un discours un peu politique, en particulier vis-à-vis de la ruralité, mais cela n’a été suivi pour le moment d’aucune mesure ambitieuse.

Une voix forte du monde de la culture a retenti durant cette campagne, celle d’Ariane Mnouchkine, via une tribune publiée dans Libération. Selon elle, le milieu culturel aurait une part de responsabilité dans l’ascension du Rassemblement national. « On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses », écrit-elle en particulier. Comment vous positionnez-vous à ce sujet ?

Je suis très partagé. À l’heure actuelle, le milieu culturel a fortement tendance à se flageller, à exprimer des autocritiques, par exemple par rapport au manque de présence des personnes racisées ou LGBTQIA+ sur les scènes françaises. Des mesures volontaristes doivent être prises pour que nos plateaux et la profession soient à l’image de la société. Cela étant, nous ne devons ni ne pouvons porter tout le poids de l’échec de l’égalité des chances. Un travail essentiel en amont doit être accompli, à l’école en particulier. Quant au procès en élitisme souvent intenté au secteur public de la culture, n’oublions pas que l’immense majorité des personnes qui y travaillent se trouvent dans des situations précaires, souvent avec des carrières hachées et des retraites plus faibles que la moyenne. Ces personnes ne sont pas en dehors de la société.

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Par ailleurs, sur un plan plus politique, la CGT Spectacle s’attache à défendre les services publics autant qu’à lutter contre l’extrême droite. Nous pensons que l’extrême droite a pu autant progresser parce qu’il y a une fracture sociale considérable et une déréliction continue des services publics depuis quarante ans. Lors des élections législatives, nous avons cherché très vite à mobiliser par rapport au danger incarné par le Rassemblement national, notamment en organisant plusieurs manifestations, officielles ou non, durant le Festival d’Avignon. Si jamais le RN arrive au pouvoir, il sera en mesure de nommer les directeurs ou directrices de structures culturelles publiques et, par conséquent, d’influer aussi sur la programmation de ces structures.

Nous réalisons cet entretien pendant le Festival d’Avignon, où plane forcément l’ombre tutélaire de Jean Vilar, connu pour son engagement sans faille en faveur d’un « théâtre pour tous ». Comment, dans un contexte économique très difficile, peut-on favoriser l’accès du plus grand nombre à la culture ?

La question de l’éducation populaire a été délaissée durant de trop longues années.

La question de l’éducation populaire a été délaissée durant de trop longues années. Nous devons retrouver une ambition collective pour porter ce projet commun. Les réponses sont plurielles, permettant de proposer davantage d’offres culturelles aux populations qui en sont les plus éloignées. Avec plusieurs partenaires, nous avons par exemple créé un groupement d’intérêt public, le GIP Cafés cultures, destiné à favoriser les spectacles dans des endroits qui ne sont pas des lieux de spectacle et/ou dans des territoires éloignés des zones urbaines.

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Au-delà de cet exemple, je crois que nous avons besoin d’un grand débat sectoriel sur la décentralisation culturelle, sur les moyens nécessaires pour inscrire durablement des équipes artistiques dans des territoires, et sur la manière de fonctionner tous et toutes ensemble. Il nous faut imaginer ce que pourrait être la politique culturelle de demain, avec l’objectif de rendre la culture accessible à toutes les populations du pays. Beaucoup d’initiatives existent déjà sur ce plan, mais il importe de les consolider et surtout de les inscrire dans un vrai projet politique global, porteur d’émancipation.

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