« Le RN prospère sur la crise d’identité nationale qui frappe la France depuis 40 ans »
La Ve République est tombée dans une impasse politique. Gilles Richard, historien des droites du XXe siècle, esquisse la possibilité d’un rapprochement entre les droites néolibérales et européistes au Parlement. Et redoute qu’Emmanuel Macron n’active l’article 16 de la Constitution.
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Gilles Richard est né en 1956 à Paris, il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Rennes-II. Directeur de plusieurs ouvrages, il est l’auteur d’une monumentale Histoire des droites en France, de 1815 à nos jours (Perrin, 2023) et préside la Société française d’histoire politique (SFHPo), qui vise à développer la recherche dans le domaine du « politique », à travers les âges et les territoires.
Après les élections législatives, on constate qu’Emmanuel Macron souhaite garder toutes les cartes en main. Dans quel type de régime constitutionnel sommes-nous entrés ?
Gilles Richard : On entend dire en permanence que nous entrons dans la IVe République. Ce n’est pas le cas. Nous sommes sous le régime de la constitution de la Ve République, où le président dispose de beaucoup plus de pouvoirs. Une Ve République qui a beaucoup évolué depuis sa création, en quatre temps. Dans un premier temps, la répartition des tâches était bien effectuée : le président De Gaulle présidait et le premier ministre Pompidou dirigeait le gouvernement. Puis, Pompidou devenu président s’impose à son premier ministre par son excellente connaissance des dossiers. À partir de là, le chef de l’État devient de plus en plus celui qui pilote la politique gouvernementale.
La troisième phase débute au moment du passage au quinquennat : avec Chirac, Sarkozy et Hollande, le premier ministre est véritablement sous la dépendance totale du président. Enfin, la quatrième et dernière phase concerne le mandat d’Emmanuel Macron, où les pouvoirs présidentiels se sont encore accrus. D’abord par sa manière de gouverner, mais aussi par le fait qu’il n’a pas su (ou voulu) structurer un parti politique macroniste. De là sa difficulté à avoir une majorité et à mener des campagnes électorales.
D’un point de vue de fonctionnement des institutions, qu’est-ce que change la tripartition de la vie politique ?
Cette tripartition bloque toute possibilité d’avoir un gouvernement en capacité de s’appuyer sur une majorité stable. Ce qui fonde la Ve République, ce sont non seulement les pouvoirs du chef de l’État, mais aussi la mise en place d’un parti à vocation majoritaire. Or, ce type de parti n’existe plus, hormis le Rassemblement national (RN). À partir de là, aucune majorité n’est possible et aucun gouvernement stable n’est envisageable. On entre donc dans une période où personne ne peut savoir ce que ça va donner.
Ce qui est nouveau ce n’est pas tant la tripartition de la vie politique que la montée en puissance fulgurante du RN.
Cette situation n’amène-t-elle pas à réfléchir à l’écriture d’une nouvelle constitution ? D’après notre sondage Ifop, 63 % des Français y sont favorables.
Il faut très certainement la modifier. Mais qui pourrait lancer le processus, puisqu’aucune force majoritaire n’existe pour le faire ? Ce qui est nouveau ce n’est pas tant la tripartition de la vie politique – un centre a toujours existé entre les gauches unies et le parti gaulliste et ses alliés – que la montée en puissance fulgurante des nationalistes identitaires avec le RN. Une montée qu’on n’avait pas observée depuis les années 1930. Avec un tiers des voix, ils sont au niveau électoral du PS en 1981 ou des gaullistes en 1962 en position de parti à vocation majoritaire. Mais, pour le moment, ils ne parviennent pas à avoir des alliés, et leurs adversaires sont encore capables de s’unir pour les empêcher d’avoir la majorité. Combien de temps cela va-t-il durer ? Ce n’est donc pas une question institutionnelle, mais politique.
Dans ce paysage politique fragmenté, combien existe-t-il de droites ?
Parmi les huit familles que je compte depuis la Révolution française, deux ont prospéré et existent aujourd’hui : les libéraux, devenus néolibéraux à l’après-guerre, et les nationalistes. Les néolibéraux, d’une part, sont européistes puisqu’ils associent toujours dans leur programme l’idée que la France doive s’intégrer dans une Europe néolibérale. D’autre part, les nationalistes sont structurés autour d’un parti politique puissant devenu la première force politique nationale.
La grande faiblesse d’Emmanuel Macron : il n’a pas de force politique sur laquelle s’appuyer.
On compte néanmoins un grand nombre de partis différents, principalement pour les néolibéraux européistes.
Je distingue les familles des partis. Les familles politiques représentent les citoyennes et les citoyens qui se reconnaissent dans une certaine vision de l’avenir et une certaine analyse de la société présente. De ces familles politiques émergent plusieurs forces politiques, les partis. Ces derniers mettent en forme et structurent la famille politique qui cherche à conquérir le pouvoir. Actuellement, chez les néolibéraux européistes, les trois principales forces politiques sont Renaissance, le Modem et Horizons. Les différences entre eux ne résident pas dans le projet politique, mais dans la tactique et la stratégie électorale à mettre en œuvre.
La principale, Renaissance, est le résultat d’une fusion entre une partie de LR – les juppéistes – et une partie du PS – les strauss-kahniens –, deux tendances qui se retrouvent dans l’acceptation du néolibéralisme et du projet d’Europe supranationale intégrée. Ces deux forces politiques qu’Emmanuel Macron a rassemblées en 2017, il a été incapable de les transformer en un parti autonome et structuré à l’échelle nationale. C’est la grande faiblesse d’Emmanuel Macron, qui n’a pas de force politique sur laquelle s’appuyer. Cet homme est tellement prétentieux qu’il n’a jamais été capable de déléguer ce pouvoir pour créer un parti qui, de son avis, l’aurait gêné.
La lettre aux Français, où il demande aux forces républicaines de s’entendre, est donc un vœu pieux ?
C’est un vœu pieux car cela n’arrivera pas. Il continue dans sa stratégie qui consiste à être l’homme de toutes les situations, le maître des horloges, qui joue sur l’alliance de forces diffuses qu’il essaie de rassembler derrière lui contre un ennemi commun. Et désormais contre ceux qu’il désigne comme les extrêmes. Les libéraux se sont toujours appelés « les modérés », une posture qui permet de se placer du côté de la stabilité, du bon sens et du juste milieu. Ce positionnement leur permet de rejeter leurs adversaires aux extrêmes, aux radicaux.
Dans votre énumération des partis qui composent cette droite néolibérale européiste, vous avez omis Les Républicains qui ont longtemps incarné la droite…
Une droite.
Est-ce que le nouveau cap qu’ils se donnent peut enrayer leur déclin ?
Non, le déclin continue et ils vont faire comme le PS. Naturellement, parmi ces néolibéraux européistes il faut compter une partie de LR. Des gens comme Valérie Pécresse ou Xavier Bertrand sont tout à fait compatibles avec le macronisme. Après, il y a des questions de rivalités personnelles et d’ambitions, mais sur le plan des idées ils sont tout à fait compatibles. Le problème de LR, c’est qu’au départ, en 2002, l’UMP, qui regroupe l’UDF et le RPR, est piloté par Alain Juppé. Elle est créée sur une base néolibérale et européiste, avec un programme UDF giscardo-barriste et une structure partisane de type RPR dont on a retiré Pasqua et sa tendance qui penche du côté des nationalistes.
C’est alors un grand parti avec 350 députés quand Alain Juppé, condamné, doit partir au Québec. Pris en main par Nicolas Sarkozy, le parti va appliquer une autre stratégie : non pas vouloir, comme Juppé, capter les strauss-kahniens – faire du Macron avant l’heure, mais dans un grand parti –, mais chercher d’abord à récupérer les électeurs du Front national. À la grille idéologique de l’UMP, il va ajouter toute une version identitaire et nationaliste. Cela marche temporairement en 2007 parce que Le Pen fait la plus mauvaise campagne qu’il a jamais faite.
Le parti LR va se réduire comme une peau de chagrin.
Mais dès qu’il faut choisir l’avenir du pays, il signe le traité de Lisbonne, retombe du côté néolibéral européiste et perd les électeurs nationalistes. Il a toutefois réussi à agglomérer aux électeurs qui venaient de l’UDF et du RPR des nouveaux venus qui ont une sensibilité nationaliste identitaire. Depuis, le parti est double : ses cadres sont sur la même base chiraquo-giscardo-barriste, mais toute une partie de la base et des élus locaux sont nationalistes et le sont même devenus de plus en plus au fur et à mesure que le FN reprenait son essor sous la direction de Marine Le Pen.
Ceux qui sont maintenant derrière Éric Ciotti ?
C’est cela, car Ciotti n’est pas tout seul. À la base, il y a de nombreux élus locaux qui le soutiennent. Ce sont d’ailleurs eux – souvent des divers-droite proches de LR – qui se sont tournés aux dernières sénatoriales vers le RN et lui ont permis d’avoir des sénateurs. Le parti est donc en crise et va continuer d’éclater. Et ce n’est pas Laurent Wauquiez qui va trouver la solution en ne voulant d’alliance avec personne. Les gens comme Pécresse vont naturellement pencher du côté des néolibéraux et les ciottistes du côté du RN. Le parti LR va se réduire comme une peau de chagrin. Au soir du 7 juillet, on disait qu’il avait sauvé ses sièges. Pas du tout, il est passé de 65 à 43 députés. Et Wauquiez ne les a même pas tous rassemblés pour devenir président du groupe, il n’en a eu que 37.
La Constitution n’est ni présidentialiste ni parlementariste ; c’est un mixte des deux de plus en plus intenable.
Pour vous, les possibilités de coalition ne sont donc pas enterrées ?
Non, c’est ce qu’escompte Macron, qui souhaite détacher une partie des élus LR. Horizons y travaille. Mais cela ne fera pas une majorité parlementaire parce que même s’il décroche 20 ou 30 députés, il en manquera encore. On est dans une impasse politique si on veut conserver le système de la Ve République, qui prévoit qu’un gouvernement s’appuie sur une majorité parlementaire. Parce que la Constitution n’est ni présidentialiste ni parlementariste ; c’est un mixte des deux de plus en plus intenable, qu’on est les seuls à avoir. Il y a encore un Parlement et s’il ne vote pas les lois, le gouvernement ne peut pas gouverner. Le 49.3 ne peut servir ni éternellement ni à tout.
À vous écouter, les véritables héritiers de la droite ce sont les macronistes, ceux qui viennent du PS tel Gabriel Attal, et côtoient des Gérald Darmanin.
La droite, ça n’existe pas ; il y a des droites. Donc les véritables héritiers des néolibéraux européistes ce sont effectivement des gens comme Attal, qui est un vaisseau de course sans quille. Darmanin serait du type sarkoziste à vouloir récupérer des voix nationalistes. Pour le moment, ils sont dans l’impasse et ne savent pas comment en sortir. Il faudrait qu’ils récupèrent des socialistes mais les socialistes ne sont pas assez nombreux, et toute une partie d’entre eux sont d’accord pour le Nouveau Front populaire. Or ce n’est pas en décrochant Glucksmann et Pécresse qu’ils vont avoir une majorité. D’où un grand trouble. Ils ont beau vouloir faire une coalition sans LFI et le RN, pour le moment ça ne peut pas fonctionner. D’autant que Darmanin y ajoute « sans écologistes » pour parler comme le RN.
Un homme comme Gabriel Attal a envie de faire un gouvernement fragile avec des majorités qui peuvent s’appuyer sur une partie des gauches, alors que Gérald Darmanin ou Édouard Philippe veulent faire un gouvernement minoritaire mais qui pourra s’appuyer sur des majorités composites, variables, où on ira piocher du côté du RN ne serait-ce que pour son abstention. Et cela, Emmanuel Macron n’est plus capable de le trancher durablement. Ma grande crainte est qu’il profite de la moindre occasion pour faire fonctionner l’article 16 [qui confie des pouvoirs étendus au président de la Répubique].
Ce serait une sorte de coup d’État institutionnel.
Cet homme est très inquiétant sur le plan psychologique et dans son refus d’analyser la situation. On explique que si le RN est si fort c’est parce qu’il n’y a plus de services publics. Or c’est le résultat des politiques néolibérales. Et la perte de souveraineté de la France vient aussi de l’européisme. En fait, le RN prospère sur la crise d’identité nationale qui frappe la France depuis quarante ans. Elle tient au fait que le consensus gaulliste s’est effondré. Il s’était construit à partir de la fin des années 1950 autour d’une France prospère ; le néocolonialisme en Afrique ; l’Europe, oui mais avec un droit de veto de la France ; et l’Alliance atlantique, OK mais l’armée française n’est pas dans l’Otan. Or, petit à petit, ces quatre éléments ont été grignotés.
La situation actuelle est aussi due à la médiocrité des forces de gauche.
Résultat, on ne sait plus ce que c’est que la France. Cette grande puissance qui existe depuis des siècles va-t-elle se dissoudre dans l’Union européenne ? Mais quelle UE ? Elle n’a pas de constitution, on ne sait pas où s’arrêtent ses frontières et ce n’est pas un ensemble démocratique et souverain – il n’a pas d’armée. Ou bien, et c’est la proposition du RN, est-ce que la France doit revenir au passé idéalisé, avec ses frontières, son franc ?
Pour l’instant, les gauches sont incapables de penser l’avenir de la France et de la République sociale – à laquelle elles identifient la France – dans le cadre d’une UE qui soit démocratique, sociale, écologiste. À gauche, il n’y a pas de consensus là-dessus. La situation actuelle est aussi due à la médiocrité des forces de gauche, je le dis avec beaucoup de regrets, Macron n’étant que le symptôme d’une situation complètement bloquée.