« Le seul scénario acceptable pour mettre fin à la guerre est la victoire de l’Ukraine »

En Ukraine, les habitants tardent à retrouver une vie normale alors que les bombardements se poursuivent sur l’ensemble du pays. Entretien avec Oksana Kuiantseva, membre de l’ONG East SOS.

Politis  • 26 juillet 2024 abonné·es
« Le seul scénario acceptable pour mettre fin à la guerre est la victoire de l’Ukraine »
© Benjamin Elliott / Unsplash

En Ukraine, les habitants tardent à retrouver une vie normale alors que les bombardements se poursuivent sur l’ensemble du pays. Conscients que la guerre sera longue, ils s’organisent. Et croient dur comme fer dans leur victoire. Entretien avec Oksana Kuiantseva, membre de l’ONG East SOS, engagée depuis 2014 auprès des populations victimes de la guerre.

Après deux ans et demi, qu’est-ce qui a changé dans les mentalités des Ukrainiens ?

Oksana Kuiantseva : La guerre en Ukraine a commencé en 2014 avec l’annexion de la Crimée et l’occupation temporaire de Louhansk et Donetsk. Le 24 février 2024, la Russie a lancé une offensive à grande échelle sur l’ensemble du territoire de notre pays et démontre depuis lors, par ses actions, au quotidien son mépris absolu des règles du droit humanitaire, des lois et coutumes de la guerre. Aujourd’hui, toutes les personnes vivant sur le territoire de notre pays sont touchées par la guerre, car il n’y a pas de régions sûres – des alertes aériennes retentissent dans toutes les régions et toutes souffrent des bombardements ennemis.

Au cours des dix dernières années, les Ukrainiens sont devenus convaincus que tout pourparler de paix est inutile.

Au cours des deux dernières années et demie, les Ukrainiens ont réalisé que la guerre touchait tout le monde. Au cours des dix dernières années, les Ukrainiens sont devenus convaincus que tout pourparler de paix est inutile, dans la mesure où la Russie ne respecte pas ses engagements de cesser les hostilités actives. Le 21 février 2022, la Russie s’est retirée délibérément et unilatéralement des accords de Minsk lorsque Vladimir Poutine a signé un décret reconnaissant l’indépendance des groupes terroristes « DPR » (République populaire de Donetsk) et « LPR » (République populaire de Louhansk). Il en sera de même pour tout autre accord de paix à l’avenir, et les Ukrainiens le savent.

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Le seul scénario acceptable pour mettre fin à la guerre est la victoire de l’Ukraine. Nous comprenons que cela devrait aussi être le seul scénario acceptable pour l’Europe, car la Russie ne s’arrêtera évidemment pas aux territoires conquis et continuera à terroriser les pays les plus proches – la Pologne et d’autres voisins. Nous avons appris à vivre malgré le danger constant. À Kharkiv, située à 30 kilomètres de la ligne de front et constamment bombardée par des missiles, des drones kamikazes et des bombes aériennes guidées, des théâtres et des studios de ballet installent des abris pour donner des spectacles au public, tandis que les enfants étudient dans des salles de classe installées dans les stations de métro. Et dans la première école souterraine construite en Ukraine.

Cette année, 140 athlètes se rendront aux Jeux olympiques de Paris. Ces athlètes se sont entraînés malgré les alertes constantes des raids aériens et ont maintenu leur état émotionnel lorsque les informations rapportaient quotidiennement le bombardement de villes paisibles – hôpitaux, maternités, gares, centres commerciaux et autres infrastructures civiles. Au cours des deux dernières années et demie, les Ukrainiens sont devenus nettement plus résistants au stress, ont appris à s’adapter à des conditions extrêmement difficiles, à vivre dans une situation de danger et d’incertitude constants et ont compris que la guerre allait durer longtemps.

Nous avons appris à vivre malgré le danger constant.

Chacun a conscience qu’il peut faire quelque chose pour nous conduire à la victoire. Nous avons appris à vivre malgré le danger constant. À Kharkiv, située à 30 kilomètres de la ligne de front et constamment bombardée par des missiles, des drones kamikazes et des bombes aériennes guidées. Les théâtres et les studios de ballet se transforment en refuges pour accueillir le public, tandis que les enfants étudient dans des salles de classe installées dans les stations de métro et dans la première école souterraine construite en Ukraine. Cette année, 140 athlètes se rendront aux Jeux olympiques de Paris. Ces athlètes se sont entraînées malgré les alertes constantes des raids aériens.

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Ils ont maintenu leur état émotionnel lorsque les informations rapportaient les bombardements quotidiens de villes paisibles – hôpitaux, maternités, gares, centres commerciaux et autres infrastructures. Au cours des deux dernières années et demie, les Ukrainiens sont devenus nettement plus résistants au stress : ils ont appris à s’adapter à des conditions extrêmement difficiles, à vivre dans une situation de danger et d’incertitude constante et ont compris que la guerre allait durer longtemps. Tout le monde est mobilisé pour obtenir la victoire de l’Ukraine.

Quels sont les besoins de la population ?

Le principal besoin des Ukrainiens réside dans une assistance renforcée à l’armée qui protège les civils. Plus l’armée est forte, plus les systèmes de boucliers aériens sont performants, moins les infrastructures cruciales seront endommagées. La population a besoin de retrouver une vie normale, mais cela est impossible tant que la guerre continue. Il existe donc des besoins contextuels auxquels répondent les organisations humanitaires, en particulier notre Fondation « Est-SOS ».

À l’approche de l’hiver, nous fournissons du matériel de chauffage aux ménages qui habitent les villages situés sur la ligne de front. Nous effectuons de petites réparations sur les maisons endommagées par les bombardements. Face aux coupures de courant désormais fréquentes, nous fournissons des groupes électrogènes et des bornes de recharge aux centres de santé primaires ainsi qu’aux administrations locales, qui accueillent souvent des centres humanitaires.

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Une autre mission importante est le rétablissement de l’accès à l’eau : nous organisons la livraison d’eau potable et nous installons des systèmes de traitement sur les puits existants. Selon la situation, l’intensification des bombardements génère des besoins d’évacuation massive des civils. Ce fut le cas au mois de mai dans la région de Kharkiv, lorsque les Russes ont lancé une offensive en direction de Vovchansk, et qu’environ 12 000 personnes ont dû en être évacuées. Depuis juin, une évacuation extrêmement difficile des habitants de Toretsk est en cours dans l’oblast de Donetsk.

Dans de tels cas, les gens ont besoin de produits de première nécessité (ils sont sortis des bombardements sans rien, souvent sauvés des sous-sols ou rencontrés sur la route près d’un village où ils ont pu se rendre à pied pendant une courte accalmie). Un hébergement dans des centres collectifs, une aide à la réémission des documents perdus, à la demande de prestations sociales et un soutien psychologique sont aussi nécessaires pour faciliter la socialisation dans un nouveau lieu.

Comment les gens s’organisent-ils au quotidien ?

La routine quotidienne est devenue beaucoup plus difficile en raison des bombardements massifs et des coupures de courant constantes. Les pannes de courant se succèdent dans tout le pays, durant parfois 10 à 12 heures d’affilée, les bombardements russes ayant endommagé 50 % des infrastructures énergétiques de l’Ukraine. Les Ukrainiens sont aussi habitués à organiser leur quotidien avec souplesse : lors d’alertes aériennes, les institutions gouvernementales, les banques, les centres commerciaux et les bureaux de poste ne fonctionnent pas.

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Concrètement, un avion de combat militaire russe peut bouleverser vos projets de la journée : vous ne pourrez pas consulter un médecin à temps, vous n’obtiendrez pas de certificat du centre administratif, une audience du tribunal sera reportée. Vous devrez vous rendre à l’abri antiaérien de l’hôpital où vous êtes habituellement traité, que ce soit de jour ou de nuit. Ce ne sont là que quelques exemples de la manière dont la vie a changé dans des villes relativement sûres et situées loin de la ligne de front. Dans les villes et villages du front à moitié détruits, la vie suit un tout autre rythme.

Les Ukrainiens sont fatigués, mais pas moralement brisés.

Les gens y vivent souvent pendant des années sans accès à l’eau, à l’électricité, au gaz ou à Internet. Leur routine est de recevoir de l’aide humanitaire, de cuisiner sur un feu, d’aller chercher de l’eau pour arroser le potager. Ils réparent constamment quelque chose dans la cour d’une maison démolie avec des matériaux de construction apportés par les organisations humanitaires – en remplaçant l’ardoise sur le toit, en réparant les fissures des murs ou des fenêtres brisées.

Comment les gens gèrent-ils la fatigue ? Comment évaluez-vous le moral des Ukrainiens ?

La fatigue s’accumule. Pour y remédier, de nombreuses personnes tentent de se porter volontaires pour aider l’armée ou les civils. Faire des dons aux unités où servent leurs proches, soutenir les centres de volontariat qui s’occupent des animaux sauvés des zones explosives, aider les soldats blessés dans les hôpitaux, tisser des filets de camouflage, suivre des cours de formation pour les civils en médecine tactique et en formation militaire de base… tout cela aide à se sentir utiles et à réaliser que nous nous rapprochons de la victoire.

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De nombreuses personnes sont engagées dans le travail des organisations humanitaires. Notre fondation compte par exemple environ 300 personnes dans différentes régions du pays qui aident à obtenir et à fournir une aide caritative, ainsi qu’à organiser la prestation de services aux groupes de population les plus vulnérables. Les Ukrainiens sont fatigués, mais pas moralement brisés, car nous comprenons tous pourquoi notre armée se bat et quels sont les prix de l’indépendance de l’Ukraine et de la paix de l’Europe.

Comment les soldats gèrent-ils le sentiment de mener une « vie normale », loin des combats ?

Je ne suis pas militaire, je ne peux donc pas en parler avec assurance. J’entends souvent les soldats dire qu’il est important pour eux que les civils continuent de mener une vie normale – que les enfants puissent étudier, que les clubs associatifs puissent travailler, que les cafés et les cinémas soient ouverts et qu’il y ait des lieux de loisirs (la mer d’Azov et les côtes de Crimée ne nous sont pas encore accessibles, mais nous avons Odessa et les Carpates).

Les Ukrainiens comprennent que pendant la guerre, il n’est pas possible d’organiser des élections démocratiques.

Dans le même temps, un appel à la justice sociale se fait entendre parmi les militaires. Ils aimeraient voir des civils, en priorité des hommes, y compris ceux partis en Europe, formés à la guerre et pouvoir à un moment donné renforcer l’armée ukrainienne ou remplacer ceux qui combattent depuis longtemps. L’armée est désormais composée majoritairement de personnes qui étaient également des civils jusqu’au 24 février 2022, et qui n’ont pas de date de démobilisation fixe.

L’armée assume d’avoir besoin d’avoir plus de soldats. Comment cela passe-t-il dans la population ?

Je n’ai pas de réponse à cette question, car pour nous, Ukrainiens, cette affirmation se limite à ces mots : « L’armée a besoin de plus en plus de soldats ». Actuellement, l’Ukraine met en place un système de recrutement grâce auquel les hommes et les femmes qui se sentent prêts à rejoindre les forces de défense peuvent choisir une unité et un poste, en fonction de leurs compétences acquises dans la vie civile.

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Toutes les recrues reçoivent aussi une formation de haute qualité dans des centres de formation en Ukraine et dans les pays partenaires. La perte de chaque soldat est un grand chagrin pour sa famille, alors oui, c’est « trop pour les familles » depuis 2014. Mais malheureusement, le pays agresseur, la Russie, n’arrête pas de bombarder et d’attaquer nos territoires. Hélas, de plus en plus d’hommes et de femmes seront contraints de prendre les armes en Ukraine.

Y a-t-il des critiques qui s’expriment à l’égard du gouvernement ?

Les Ukrainiens comprennent que pendant la guerre, il n’est pas possible d’organiser des élections démocratiques et de garantir l’accès à l’expression de la volonté de tous les citoyens de notre pays. Par conséquent, si des critiques sont adressées au gouvernement, elles sont généralement constructives et visent à résoudre des problèmes spécifiques. Nous constatons que le gouvernement ne fera aucune concession à l’État agresseur lorsqu’il s’agit de protéger et défendre les intérêts des Ukrainiens. Des progrès significatifs ont également été réalisés dans la lutte contre la corruption et des solutions numériques sont activement lancées pour permettre à des millions de personnes déplacées d’accéder aux services administratifs, sans être physiquement présentes sur le lieu d’enregistrement. Les Ukrainiens l’apprécient.

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Temps de lecture : 11 minutes

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