À Aurillac et Mulhouse, la culture à l’offensive
Le Festival international de théâtre de rue d’Aurillac et le festival Météo de Mulhouse, dédié aux musiques aventureuses, font preuve d’une belle vitalité dans un contexte économique et politique pour le moins morose. État des lieux avec leurs directeurs respectifs, Frédéric Remy et Mathieu Schoenahl.
dans l’hebdo N° 1820-1824 Acheter ce numéro
Le Festival d’Aurillac du 14 au 17 août / Météo, du 21 au 24 août, Mulhouse,
Apparu en 1986, en plein essor des arts de la rue et du nouveau cirque, le Festival d’Aurillac est porté depuis 1988 par l’association Éclat, labellisée Centre national des arts de la rue et de l’espace public. Attirant des compagnies de nombreux pays, drainant un large public, il jouit aujourd’hui d’une aura qui excède de très loin le pays auvergnat. S’il n’a pas subi récemment de baisses de subventions, sa santé économique reste néanmoins fragile, car il encaisse de plein fouet la hausse des dépenses logistiques : énergie, transport, hébergement, restauration…
« Le fait de nous trouver en milieu rural induit des coûts supplémentaires qui ont été fortement impactés par l’inflation, souligne Frédéric Remy, directeur du festival. Cela provoque une érosion de nos budgets artistiques. Il importe que tous les partenaires prennent conscience de la nécessité d’augmenter le soutien financier à des associations de notre type. » À ces contingences économiques s’ajoutent les turbulences politiques qui secouent actuellement la société française, marquée par une montée en puissance du Rassemblement national lors des dernières élections européennes et législatives.
Porteuse de notions d’ouverture et de tolérance, la culture constitue un enjeu essentiel actuellement.
F. Rémy
« Je trouve cette situation alarmante, confie Frédéric Remy. On vit depuis longtemps dans un climat politique qui véhicule la peur et la colère, qui cherche à opposer les gens. On semble avoir perdu la capacité à vivre ensemble, à faire communauté. Les attentats terroristes ont entraîné un contrôle renforcé de l’espace public et la pandémie de covid-19 a causé de nouvelles restrictions. La conjonction de ces divers phénomènes a entraîné un repli sur soi et favorisé la perception de l’autre comme un danger potentiel. Une bascule doit se produire : il faut retrouver le sens du dialogue, de l’échange et du consensus. Porteuse de notions d’ouverture et de tolérance, la culture constitue un enjeu essentiel actuellement. Dans une période de crise comme celle que nous traversons en France, il faut s’ouvrir au monde, accueillir la plus grande diversité de cultures et de points de vue. À l’instar d’autres acteurs culturels, nous sommes au cœur de cette bataille. »
Actions extérieures
Dotée depuis 2004 d’un imposant lieu de création (le Parapluie), l’association Éclat – qui dispose d’une enveloppe globale de 2 millions d’euros pour l’ensemble de ses activités – propose tout au long de l’année des accueils en résidence et des rendez-vous publics de sorties de résidence. Des actions sont également menées avec des établissements scolaires. En outre, des concerts sont organisés durant trois semaines en amont du festival dans de petites communes du département du Cantal (et un peu au-delà) – une initiative complémentaire, baptisée Champ libre !
Les arts de la rue incarnent la forme la plus tangible de démocratisation culturelle.
F. Rémy
« Les arts de la rue incarnent la forme la plus tangible de démocratisation culturelle : espaces ouverts, spectacles majoritairement gratuits, sans prérequis pour le public, avance Frédéric Remy. Champ libre ! déclenche une forte appétence et remporte un succès important. J’aimerais beaucoup atteindre un meilleur équilibre entre le festival et les actions extérieures conduites le reste du temps. C’est fondamental : on sent qu’il faudrait être plus présent à l’année sur le territoire. Cela suppose d’arriver d’abord à stabiliser les financements du festival. »
Dans sa partie principale, qui réunit une vingtaine de spectacles, l’édition 2024 se distingue par un focus sur la scène sud-coréenne, particulièrement créative, selon Frédéric Remy. On remarque également la présence d’un artiste palestinien (exilé politique en Norvège), Ahmed Tobasi. Acteur, metteur en scène et directeur artistique du Freedom Theatre, il vient présenter And Here I Am, un seul-en-scène autobiographique évoquant son enfance dans un camp de réfugiés, son engagement dans la lutte armée, son emprisonnement puis sa rencontre émancipatrice avec le théâtre. S’ajoutent encore plus de 700 compagnies dites « de passage », qui représentent le off du festival et font surgir des spectacles à tous les coins de rue.
Éveiller la curiosité
De taille nettement plus réduite mais de réputation tout aussi élevée, le festival Météo rayonne avec un bel éclat sur Mulhouse et sa région. Impulsé en 1983, il s’est d’abord appelé Jazz à Mulhouse (nom assez explicite) puis s’est rebaptisé Météo à partir de 2009 en élargissant son champ d’exploration aux musiques anticonformistes, sans restriction de style. Du fait de son positionnement, il ne peut prétendre faire venir des foules, l’objectif premier étant d’atteindre le public le plus varié possible et d’éveiller la curiosité. Réparti dans plusieurs lieux à Mulhouse, le festival a pour fief principal depuis 2021 le Motoco, vaste espace artistique aménagé dans une ancienne friche industrielle, au cœur du nouveau quartier DMC.
« Dans la dynamique d’une volonté globale d’ouverture, nous cultivons l’éclectisme au niveau musical, note Mathieu Schoenahl, directeur du festival et seul salarié à plein temps à l’année. L’expérimentation peut prendre plein d’orientations : rock, jazz, électronique… L’idée consiste à proposer chaque soir de découvrir des univers sonores très différents les uns des autres. Beaucoup plus de femmes sont programmées désormais, nous avons presque atteint la parité. Cela traduit aussi notre désir d’ouverture : on ne peut pas espérer que le public se féminise s’il n’y a que des artistes masculins sur scène. Météo défend ainsi plusieurs valeurs essentielles (égalité femmes-hommes, diversité, horizontalité, écoresponsabilité…), auxquelles une part de notre public adhère au moins autant qu’aux options artistiques. »
Notre rôle consiste à essayer d’emmener les gens vers un ailleurs plutôt que d’aller les chercher là où on pense qu’ils sont.
M. Schoenahl
En amont du festival se déploie Météo Campagne, une série de concerts dans des communes du département du Haut-Rhin – communes où le RN est souvent bien implanté. Si le parti d’extrême droite n’a obtenu finalement qu’un député en Alsace (dans la 8e circonscription du Bas-Rhin) lors des législatives anticipées, il était arrivé en tête dans onze des quinze circonscriptions au premier tour.
« Les structures culturelles ne peuvent pas à elles seules faire reculer le RN »
« Soyons lucides : les structures culturelles ne peuvent pas à elles seules faire reculer le RN, affirme Mathieu Schoenahl. Cela étant, il me semble essentiel que nous menions une mission de service public en milieu rural. Notre rôle consiste à essayer d’emmener les gens vers un ailleurs plutôt que d’aller les chercher là où on pense qu’ils sont. Il ne faut pas chercher à faire systématiquement du festif ni, encore moins, à niveler par le bas. Au contraire, je pense qu’il faut maintenir des propositions de qualité tout en créant des conditions favorisant l’attractivité (tarifs modiques, convivialité). Offrant une échappée hors du quotidien, les concerts de Météo Campagne suscitent un vrai engouement. »
Au niveau économique, le festival – qui fonctionne avec une toute petite équipe et un budget de 300 000 euros – parvient à subsister sans pour autant pouvoir s’ancrer solidement. « Nous n’avons pas de labellisation ni de conventionnement, précise son directeur. Par conséquent, il y a toujours une incertitude d’une année sur l’autre. Nous accusons une baisse sensible des aides financières des sociétés civiles (Sacem, Spedidam, etc.) mais, heureusement, nous bénéficions d’un soutien fort des collectivités territoriales, en particulier la ville de Mulhouse, étroitement liée au festival depuis le début. Parmi nos autres partenaires publics, l’investissement de la Région Grand Est m’apparaît une très bonne chose par rapport à l’Europe, à la circulation des projets et à la collaboration entre les structures. »
Du côté musical, l’édition 2024 s’annonce riche en stimulations inouïes. Y participent notamment l’intrépide accordéoniste Emilie Škrijelj, la formation vibrante Elder Ones menée par la chanteuse improvisatrice Amirtha Kidambi, la DJ expérimentale anglaise Mariam Rezaei, la fanfare de rue Grand Tabazù, le groupe anglais post-rock Still House Plants et le trio féminin berlinois Contagious, adepte d’une électronique savamment fureteuse.