Contre la haine en cravate
L’actualité française et internationale nous rappelle tout l’intérêt de l’enquête de l’historien Mark Bray sur l’antifascisme de 1945 jusqu’à nos jours, des deux côtés de l’Atlantique.
dans l’hebdo N° 1819 Acheter ce numéro
L’Antifascisme. Son passé, son présent et son avenir, Mark Bray, traduit de l’anglais (États-Unis) par Paulin Dardel, préface de Sébastien Fontenelle, Lux, 2018. Sortie en poche le 23 août, coll. « Pollux », 328 pages, 11 euros.
Certains en France ont appelé cela la « stratégie de la cravate », soit une bonne présentation des dirigeants et des militants d’extrême droite, rompant avec les crânes rasés et les bottes coquées. « Par le passé, avec les groupes nazis violents, la stratégie antifasciste était claire. […] Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Avec les mouvements populistes, il n’est pas toujours évident de justifier des stratégies militantes contre eux alors que l’opinion publique est en train de changer de bord. D’autant que la violence des soutiens de l’extrême droite se dissimule dans leurs agissements politiques et touche surtout des personnes non blanches, des personnes hors de la ‘communauté/tribu nationale’, qu’on ne voit pas. C’est là que la stratégie antifasciste classique trouve ses limites. »
Telle est l’expérience que fait le réalisateur et militant antifasciste danois Rasmus Preston, rapportée dans un chapitre intitulé justement « La montée des ‘nazis en costume’ et l’antifascisme aujourd’hui » dans l’essai de Mark Bray.
Le fascisme porte désormais beau, même si ses nervis, dans les pays occidentaux, continuent d’attaquer violemment les militants de gauche, les minorités sexuelles et surtout les exilés, transformés par une partie de l’opinion publique en boucs émissaires de l’aggravation d’inégalités dues aux politiques néolibérales exercées depuis plusieurs décennies. « Un inquiétant bruit de bottes résonne à nouveau partout en Europe et en Amérique, marquant la fin d’une période de latence que d’aucuns ont interprétée comme une victoire contre le fascisme. »
Le fascisme – et ses avatars, parfois dissimulés – progresse en effet ces dernières années. Une partie de la population, souvent défavorisée (mais bien appuyée par des super-privilégiés qui savent ce qu’une telle attitude peut leur apporter), voudrait voir dans la stigmatisation des étrangers – souvent des prolétaires comme eux-mêmes – une « politique » qui leur redonnerait un brin de « dignité », après tant d’années de régressions sociales humiliantes, de diminution de pouvoir d’achat, de pertes de droits et de protections sociales.
Le mauvais exemple danois
L’historien Mark Bray, qui fut aux États-Unis l’un des organisateurs du mouvement Occupy Wall Street, a mené une enquête fouillée non seulement sur les mouvements d’extrême droite, mais également sur les mobilisations antifascistes. Revenant sur l’histoire de celles qui se sont déroulées outre-Atlantique (aux États-Unis et au Canada) mais surtout en Europe depuis 1945, une année dont on aurait pu croire qu’elle scellait la défaite, voire la disparition définitive du fascisme, l’auteur est parti à la rencontre des « antifas » d’aujourd’hui, qui, il faut le reconnaître, sont sur la défensive.
L’exemple du Danemark est particulièrement marquant, quand on connaît le passé de ce pays occupé de 1940 à 1945. Or, aujourd’hui, les néonazis tiennent le terrain et le racisme y atteint des records dans l’opinion : « La marée xénophobe est tellement puissante au Danemark que même les sociaux-démocrates se sont déplacés vers la droite en annonçant que le gouvernement devrait payer les immigrés ‘pour qu’ils rentrent chez eux’. »
À travers la galaxie occidentale des militants antifascistes où nous entraîne l’enquête de Mark Bray, c’est aussi un panorama des dangers qui nous guettent et une formidable invitation à la résistance qui émergent de ce livre paru en 2018 aujourd’hui réactualisé. Et comme le souligne notre collaborateur Sébastien Fontenelle dans sa préface, « c’est pourquoi le livre de Mark Bray qui, par-delà sa minutieuse reconstitution historique et généalogique de ce mouvement, invite aussi à une réflexion sur ‘l’avenir’ de l’antifascisme est si précieux. Car la menace, en 2018, ne vient plus seulement de l’extrême droite stricto sensu : il y a longtemps, en effet, que celle-ci ne détient plus le sinistre monopole du rejet des musulmans et des migrants – et plus généralement de toutes les altérités ».
À lui tout seul, l’antifascisme militant est nécessaire, mais il ne suffira pas à construire un nouveau monde.
M. Bay
Mark Bray rappelle in fine que le mouvement antifasciste, aussi utile et vital soit-il, doit s’élargir : « Une fois que les formations d’extrême droite ont diffusé leurs revendications xénophobes et dystopiques, il nous revient de les réduire au silence à l’aide de projets encore meilleurs contre l’austérité et l’incompétence des partis de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche. À lui tout seul, l’antifascisme militant est nécessaire, mais il ne suffira pas à construire un nouveau monde sur les ruines de l’ancien. » Une leçon sans aucun doute à méditer.
Les parutions de la semaine
Actes de la recherche en sciences sociales, « Varia », n° 254, juin 2024, Seuil/EHESS, 272 pages, 18,50 euros.
On se souvient de l’excellent essai sur les gilets jaunes du politiste Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, paru fin 2019 à La Découverte (lire ici l’entretien qu’il nous a accordé en 2019). Parmi d’autres « papiers » de cette nouvelle livraison de la revue fondée par Bourdieu, il faut saluer un article collectif, rédigé par six chercheurs, qui ont étudié l’implantation de ce mouvement inédit dans l’agglomération lyonnaise. Non sans souligner les « luttes socio-spatiales » – et donc les divisions internes – en son sein, où chaque « lieu de l’engagement » traduit une aspiration revendicative particulière. Un article magnifique.
Le régime politique de la Ve République, Bastien François, La Découverte, « Repères », 128 pages, 11 euros.
Cette sixième édition de ce texte, désormais presque un classique, entend mêler droit constitutionnel et sociologie politique pour présenter le régime de notre Constitution « gaulliste » – si décriée et pour le moins unique en Occident. Paru quelques semaines avant la crise politique actuelle, où l’on pourrait croire notre système institutionnel créé en 1958 quelque peu bloqué, cet essai synthétique du politiste Bastien François s’emploie notamment à montrer « le déséquilibre démocratique qui résulte de l’abaissement du rôle du Parlement et de la prééminence présidentielle ». Et permet de comprendre pourquoi la question des institutions est aujourd’hui au cœur des débats politiques. Précieux.
L’Algérie de Macron. Les impasses d’une politique mémorielle, Sébastien Ledoux et Paul Max Morin, PUF, 296 pages, 20 euros.
Dès sa campagne présidentielle en 2017, Macron a mené une politique mémorielle très active concernant la guerre d’Algérie. Rompant là avec celle de tous ses prédécesseurs. Mais celle-ci s’est vite retrouvée « reconfigurée » par des événements (comme la crise des gilets jaunes) et surtout par des dynamiques politiques (comme la loi sur le « séparatisme », puis la campagne de 2022). Sébastien Ledoux, historien, et Paul Max Morin, politiste, retracent cette évolution avec une enquête au plus près des acteurs impliqués. Et pointent surtout les « impasses » de cette politique, quand la « droitisation » du chef de l’État l’a amené à d’importants renoncements dans le traitement de cet héritage colonial de la société française, avec le racisme comme aspect structurant.