Ilaria Salis : « Lutter contre les symptômes du fascisme, mais surtout en éliminer les causes »

La militante antifasciste, incarcérée en Hongrie, a été élue eurodéputée en juin dernier. Après 15 mois de détention, elle affirme sa détermination à poursuivre la lutte pour l’État de droit et la justice sociale au sein du Parlement européen.

Pauline Migevant  • 30 juillet 2024 abonné·es
Ilaria Salis : « Lutter contre les symptômes du fascisme, mais surtout en éliminer les causes »
Italian teacher and activist Ilaria Salis, accused of attacking alleged neo-Nazis in Hungary, speaks at a court in Budapest on May 24, 2024 prior to the start of her trial for attacking neo-Nazis. The teacher from Monza, near Milan, was arrested in Budapest in February last year. Prosecutors allege Salis travelled to Budapest specifically to carry out the attacks against "unsuspecting victims identified as or perceived as far-right sympathisers" to deter "representatives of the far-right movement". She was charged with three counts of attempted assault and accused of being part of an extreme left-wing criminal organisation in the wake of a counter-demonstration against an annual neo-Nazi rally. Salis denies the charges -- which could see her jailed for up to 11 years -- and claims that she is being persecuted for her political beliefs. (Photo by Attila KISBENEDEK / AFP)
© Attila KISBENEDEK / AFP

Arrêtée en février 2023, Ilaria Salis, militante antifasciste italienne, était accusée par la justice hongroise d’avoir attaqué des néonazis en marge d’une manifestation. Celle qui a toujours clamé son innocence a été détenue pendant 15 mois avant d’être élue au Parlement européen, bénéficiant ainsi de l’immunité parlementaire. En janvier dernier, les images de son audience, où elle apparaissait les pieds liés par des chaînes et les mains menottées, avaient provoqué une onde de choc partout en Europe.

Vous êtes sortie de prison il y a quelques semaines à peine, comment allez-vous ?

Ilaria Salis : J’ai été libérée de prison il y a deux mois. Après quinze mois de détention, j’ai été mise en résidence surveillée en Hongrie pour deux semaines et mi-juin, quelques jours après mon élection, j’ai finalement été libérée. J’ai pu revenir en Italie. Ça fait quelques semaines que j’ai été libérée, mais j’ai l’impression que ça fait plus longtemps, car beaucoup de choses se sont passées. Je suis toujours en train de me réparer de cette expérience terrible de la prison en Hongrie.

L’expérience de la prison m’a rendue encore plus déterminée à défendre les droits humains, la liberté et la justice.

Comment avez-vous vécu la prison et comment cette expérience d’enfermement a fait évoluer vos idées politiques ? Vos convictions ont-elles évolué lorsque vous étiez en prison ?

C’était une expérience terrible, mais ça n’a pas changé mes convictions politiques. Ça a renforcé ma détermination. Les conditions de vie et de détention dans les prisons en Hongrie, l’expérience de la prison dans ma chair, m’ont rendue encore plus déterminée à défendre les droits humains, la liberté et la justice.

Sur le même sujet : Face au péril nationaliste

Après l’audience du 29 janvier où des images de vous ont largement circulé, Giorgia Meloni a téléphoné à Viktor Orbán et votre enfermement a été l’objet de tension entre les deux dirigeants. Pensiez-vous que votre engagement antifasciste inciterait Meloni, femme politique d’extrême droite, à ne pas intervenir ?

Le gouvernement italien a été obligé d’intervenir. Et il est intervenu après un an de prison, quand mon affaire a été fortement médiatisée en Italie. Le gouvernement est intervenu pour améliorer mes conditions de détention et ça a fonctionné. Mais mon sentiment, c’est qu’ils ne sont pas intervenus pour me ramener en Italie aussi vite que possible. Je dis que c’est un sentiment, car quand j’étais en prison, je ne savais pas ce qu’il se passait. Je n’avais que les informations de la télé hongroise et je n’ai reçu aucune information sur les débats autour de mon affaire qui avaient lieu en Italie.

J’avais peur que le fait d’être candidate aux élections européennes mette en colère les autorités hongroises.

Alors que vous étiez en détention, ce sont les représentants de la « Gauche italienne » qui ont choisi votre nom pour figurer sur les listes européennes, en accord avec votre père. Était-ce attendu pour vous ? Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ?

Oui, j’ai été mise sur la liste « Alleanza Verdi e Sinistra » (« Alliance des Verts et de la Gauche »). Je ne m’y attendais pas, mais ça ne m’a pas surpris plus que ça. Parce que mon affaire a pris beaucoup de place en Italie et que les hommes politiques italiens étaient très investis. Au début, je ne voulais pas être sur les listes. J’avais peur que le fait d’être candidate aux élections européennes mette en colère les autorités hongroises et qu’elles soient encore plus dures avec moi. Plus tard, j’ai changé d’avis et pensé que c’était une bonne idée.

Aviez-vous envisagé de faire de la politique parlementaire avant votre arrestation ? Quels rapports entreteniez-vous avec la politique, celle qui passe par les urnes, auparavant ?

Je n’avais jamais envisagé de faire de la politique ou d’entrer au Parlement. Je n’avais aucun lien avec ce milieu avant mon arrestation. Je ne suis pas une professionnelle de la politique. En tant qu’antifasciste, je prenais part aux mouvements sociaux populaires. Et dans le cadre de mon travail au Parlement, je souhaite rester en lien avec ce mouvement d’où je viens politiquement.

L’antifascisme, c’est aussi la lutte contre toutes les formes d’oppressions et d’injustices.

Que signifie pour vous être antifasciste ? À quand remontent vos engagements ?

Je suis antifasciste depuis que je suis petite fille à l’école. Pour moi, l’antifascisme signifie plusieurs choses. D’abord, ça implique évidemment de s’opposer aux formations d’extrême droite, qu’elles soient fascistes ou non. Car les dangers qu’elles représentent pour la liberté de chacun sont immenses. Mais l’antifascisme, c’est aussi la lutte contre toutes les formes d’oppressions et d’injustices. Nous devons être capables d’affronter tous les problèmes du présent : le racisme, la question migratoire, la guerre, le patriarcat et toutes les formes de discriminations. L’antifascisme, c’est la lutte pour les questions sociales, pour l’amélioration des conditions de vie matérielles des gens. Si on considère le fascisme comme une maladie, c’est nécessaire de lutter contre les symptômes, mais il est encore plus important d’en éliminer les causes. Et les causes selon moi, ce sont l’insécurité économique et le manque de valeurs morales solides.

Sur le même sujet : En Macronie, la montée du « national-libéralisme »

Votre nom est devenu un synonyme de bataille pour l’État de droit au sein de l’Union européenne. En quoi l’antifascisme est-il un combat européen ?

Je pense que cette bataille pour l’État de droit et pour le respect des droits et libertés fondamentales est liée à un contexte plus large. Je n’ai jamais caché et je ne cacherai jamais mes convictions antifascistes. Je pense que si aujourd’hui l’Europe est un espace libre où les gens peuvent vivre en paix, c’est grâce à la résistance et à la lutte contre le nazisme et le fascisme. Aujourd’hui, ce combat est plus important que jamais, car la souveraineté, le nationalisme et les « démocraties illibérales » remettent en cause et attaquent cet héritage politique. Si je peux d’une façon ou d’une autre contribuer à ce combat, c’est avec joie que j’y prends part.

L’antifascisme doit être une lutte européenne, et même mondiale.

En tant que militante antifasciste, on vous a arrêtée lors du « Jour de l’honneur » qui rassemblait plusieurs centaines de néonazis venus de toute l’Europe pour célébrer les SS. Vous siégez aujourd’hui dans un Parlement dont un quart des députés est d’extrême droite. Les dangers que représentent les militants néonazis et les députés d’extrême droite élus sont-ils les mêmes ?

Le fascisme peut prendre plusieurs formes. Des rues au Parlement, il ne s’exprime pas de la même manière. Mais toutes ces formes sont dangereuses. Le danger du fascisme, c’est la suppression de la liberté. Ce sont les discriminations et l’injustice qu’il perpétue. L’antifascisme doit être une lutte européenne, et même mondiale. La lutte contre l’oppression ne peut pas connaître de frontières. Parce que malheureusement les fascistes d’aujourd’hui se soutiennent entre eux à l’échelle internationale. L’internationalisme est l’exact opposé de l’alliance tactique entre les nationalismes : c’est se défendre contre la montée de l’extrême droite partout dans le monde.

Sur le même sujet : « Au Parlement européen, la droite est tentée par une alliance avec l’extrême droite »

Craignez-vous que la Hongrie fasse pression sur le Parlement pour reprendre le procès ?

Il est possible que la Hongrie demande au Parlement européen de lever mon immunité parlementaire. Et je pense que c’est une question très sérieuse qui dépasse mon affaire et qui concerne l’État de droit en général en Europe. Je pense que les procès contre moi et contre d’autres militants antifascistes en Hongrie doivent être considérés comme de véritables procès politiques, intentés en raison de nos convictions. Le procureur a réclamé 11 ans de prison si je reconnaissais ma culpabilité. Mais je me suis déclarée innocente donc je risque 24 ans de prison.

Je ne veux pas échapper au jugement, mais j’aimerais avoir un procès équitable.

Les autorités hongroises ont également fait plusieurs déclarations dans lesquelles elles m’ont déclaré coupable alors que le procès est en cours. Je ne veux pas échapper au jugement, mais j’aimerais avoir un procès équitable, un procès qui respecte les droits fondamentaux, la présomption d’innocence et le principe de proportionnalité. Et je crains que cela ne soit pas possible pour moi et pour d’autres antifascistes dans un pays comme la Hongrie. C’est le Parlement européen qui devra décider de mon immunité. J’espère vraiment que le Parlement défendra l’État de droit et les droits fondamentaux, pour moi et pour tous les autres.

Sur le même sujet : « En Italie, l’argument antifasciste ne fonctionne plus du tout »

Quelles sont selon vous les choses concrètes à changer au niveau européen dans la lutte pour l’État de droit ?

C’est difficile de répondre à cette question, car je viens juste de commencer mon travail parlementaire. Mais ce qui est sûr, c’est qu’actuellement des pays comme la Hongrie ne respectent pas les principes européens. Je pense qu’en général, l’Europe devrait exprimer davantage de solidarité, par exemple dans son approche concernant les migrations. L’Europe perçoit l’immigration comme une menace dont elle devrait se protéger et se défendre. Dans les textes sur l’immigration, l’Europe ne parle pas assez des droits des personnes migrantes, mais parle seulement de gestion des frontières et de remigration vers les pays d’origine. L’Europe doit changer sa politique migratoire. Car la législation actuelle ne respecte pas les droits des personnes migrantes.

Personne ne doit être laissé tout seul face à la violence et aux abus.

À propos de migration, l’autre eurodéputé élu de la « Gauche italienne » est Mimmo Lucano. En 2021, cet ancien maire de Riace, en Calabrie, avait été condamné à 13 ans de prison pour avoir accueilli inconditionnellement des personnes exilées dans sa commune, peine réduite à un an et demi en octobre dernier par la cour d’appel. Le connaissiez-vous avant de siéger ensemble au Parlement ?

Je ne le connaissais pas personnellement, mais je connaissais son histoire incroyable et son approche révolutionnaire des questions migratoires. J’ai un respect profond pour lui, notamment pour le courage qu’il a montré. Lui aussi a dû payer un prix pour ses convictions, lui aussi a été poursuivi. Mais il n’a renoncé à rien. Il a continué à travailler, il a continué à se battre pour la condition humaine et pour la justice. Quand j’ai été libérée de prison, je l’ai eu au téléphone. Puis j’ai eu le plaisir de le rencontrer ces dernières semaines à Bruxelles et à Strasbourg. Nous allons travailler ensemble et nous allons nous battre côte à côte.

Sur le même sujet : Mimmo Lucano : « L’histoire, c’est nous »

Lors de votre emprisonnement, des députés de l’ancienne législature s’étaient mobilisés pour demander votre libération. Certains d’entre eux sont aujourd’hui vos collègues. Comment avez-vous vécu les premières semaines au Parlement après plusieurs mois éprouvants ?

Le travail a été très intense, notamment pour moi qui sors tout juste de 15 mois de détention. C’était intense, pas seulement parce que tout est nouveau pour moi, mais aussi parce que j’ai dû faire face aux attaques contre moi venues du groupe parlementaire des Patriotes pour l’Europe et gérer la pression médiatique autour de moi. Mais c’est très intéressant de travailler avec des collègues de différents pays européens, avec des cultures différentes, une histoire et des traditions politiques différentes. Car nous devons appréhender la plupart des problématiques actuelles d’un point de vue international, que ce soient les migrations ou les droits des femmes.

Avez-vous peur de ces menaces de l’extrême droite à votre encontre ?

Les attaques des Patriotes ont surtout été très explicites sur les réseaux sociaux, y compris par des collègues italiens. Je ne suis pas intimidée si facilement parce que je suis une personne combative. Mais il ne faut pas nier, que je peux être traversée par des sentiments humains naturels comme la peur. Heureusement, il y a un réseau de solidarité autour de moi et je ne me sens pas seule. C’est la chose la plus importante qui me donne de la force. Je crois en la solidarité. Et je me battrai toujours pour étendre cette solidarité autant que possible. Parce que personne ne doit être laissé tout seul face à la violence et aux abus.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde
Temps de lecture : 11 minutes