Johann Chapoutot : « Pour les macronistes, tout ce qui est de gauche est extrême »
Et si la France avait basculé dans une période presque autoritaire ? La question semble surréaliste mais elle se pose. L’historien Johann Chapoutot répond.
dans l’hebdo N° 1820-1824 Acheter ce numéro
Spécialiste de l’Allemagne et du nazisme, professeur d’histoire contemporaine à l’université de la Sorbonne, Johann Chapoutot réfute l’inéluctabilité de la progression de l’extrême droite. Il dénonce un pouvoir macroniste qui maintient des ponts avec le Rassemblement national et se trompe d’ennemi en diabolisant la gauche.
En Europe comme aux États-Unis, l’extrême droite continue de progresser. En France, elle a échoué aux législatives. Cependant, la menace de son accession au pouvoir est plus que jamais prégnante. Cette poussée est-elle inéluctable ?
Johann Chapoutot : Il faut repenser à une pièce de Bertolt Brecht de 1941 intitulée La Résistible Ascension d’Arturo Ui – résistible, et non irrésistible. Elle parle d’un chef mafieux qui est une allégorie d’Hitler et des nazis. Donc si la poussée est réelle, elle n’a rien d’inéluctable. Et cela parce qu’elle est construite. D’excellents travaux en sciences sociales comme ceux de Benoît Coquard ou de Félicien Faury montrent que les politiques néolibérales – la destruction des services publics, mais aussi, au-delà, la destruction de toute idée de bien commun et de monde commun – nourrissent la progression de l’extrême droite. Le tout accompagné de cette idée sordide que la vie est une vallée de larmes où l’effort, la douleur, la concurrence et l’absence de solidarité priment. Du pur darwinisme social. De ce fait, il y a une familiarité consubstantielle entre le monde néolibéral et celui de l’extrême droite.
Par ailleurs, cette progression est construite par un appareil médiatique très puissant dont on a vu, ces dernières semaines, la nocivité jusqu’à la caricature. Avec un empire Bolloré qui s’est mis ouvertement au service de l’extrême droite, à la télé comme à la radio, et, pour parachever ce phénomène, la création d’une émission sur Europe 1 avec Cyril Hanouna consacrée spécialement aux législatives, « On marche sur la tête ». Cet appareil médiatique diffuse en permanence les idées du néolibéralisme et de l’extrême droite. Avant la victoire de Giorgia Meloni en Italie, il y a eu trente ans de berlusconisme médiatique. Ce pays a été trépané par toutes ces années de propagande politique à la télévision.
En Wallonie, en Belgique, Pascal Praud ne pourrait pas tenir l’antenne.
Dès lors, il faut que l’État de droit fasse respecter les chartes de l’information, la mission d’information des médias et le pluralisme. En l’occurrence, ce serait, pour l’Arcom, le fait de ne pas renouveler les fréquences TNT pour ces chaînes qui ne sont pas des chaînes d’information mais de propagande politique. Le gendarme de l’audiovisuel a déjà multiplié les sanctions contre C8 et CNews. La conclusion s’impose si l’Arcom se réfère au droit et à ses statuts. D’autant plus après les législatives et à la suite des révélations de presse qui montrent que Vincent Bolloré et Cyril Hanouna souhaitaient l’accession de Jordan Bardella au pouvoir pour modifier la composition de l’Arcom. En Wallonie, en Belgique, l’extrême droite reste à des taux très bas car la réglementation médiatique interdit ce type de discours à la télévision. Là-bas, Pascal Praud ne pourrait pas tenir l’antenne.
En France, une forte mobilisation et l’union des gauches ont permis d’empêcher l’extrême droite d’arriver au pouvoir. Avez-vous été surpris de ce sursaut ?
La gauche a su prendre ses responsabilités, que ce soit au niveau des appareils politiques ou des électeurs. Et cela me semble miraculeux au vu du contexte médiatico-politique que nous connaissons. Au-delà des chaînes de propagande d’extrême droite, il y a en effet un phénomène de contagion sur les autres chaînes d’info en continu, avec des représentants d’un bloc bourgeois qui rejettent la gauche au moyen de caricatures épouvantables. Je pense par exemple à Nathalie Saint-Cricq ou Ruth Elkrief.
L’affaire Benalla a montré à quel point le président de la République était inconscient et irresponsable.
Concernant cette dernière, je ne comprends pas qu’elle soit maintenue à l’antenne après les révélations de Mediapart sur son rôle pour réhabiliter Nicolas Sarkozy dans l’affaire des financements libyens. Il y a un réel problème de structuration du champ médiatique en France. En Allemagne, de telles révélations auraient immédiatement débouché sur une interdiction d’antenne. Mais, en France, on vit dans un monde largement fictionnel, fait de connivence et de complaisance, où l’on fait semblant d’avoir affaire à des journalistes alors que ce sont, au mieux, des éditorialistes, au pire, des propagandistes.
Ces derniers jours ont été marqués par la réélection à la présidence de l’Assemblée nationale de Yaël Braun-Pivet grâce à une alliance avec LR. Ainsi, et malgré trois défaites électorales successives pour la Macronie, les quatre plus hauts postes de l’État restent inchangés. Comment interpréter cette situation ?
Cela révèle de manière paroxystique la très grande liberté que les macronistes prennent depuis 2017 avec les normes de l’État de droit. Un épisode aurait dû tous nous alerter : l’affaire Benalla. Elle a montré à quel point le président de la République était inconscient et irresponsable. Durant cet épisode, Emmanuel Macron a agi en voyou pour défendre un voyou, au mépris des principes élémentaires de l’État de droit. Depuis cette période, on a vu que des ministres mis en examen ne démissionnaient pas, que des personnes mises en examen, telle Rachida Dati, étaient appelées au gouvernement, et ainsi de suite.
On voit ainsi que le rapport au droit et à l’État, chez les macronistes, est purement instrumental. Il sert à réprimer les opposants et les mouvements sociaux. Cela s’exprime aussi au niveau des institutions : les normes de l’État de droit leur servent à se maintenir au pouvoir, de façon purement cynique. Le dernier exemple en date – les élections au sein de l’Assemblée nationale – est emblématique. Ils ont tordu l’interprétation de la Constitution pour pouvoir faire siéger des ministres – démissionnaires, certes, mais toujours ministres – au Parlement, puis pour y faire voter ces ministres, puis pour faire élire ces mêmes ministres à la tête de groupes parlementaires et enfin de commissions !
Le pouvoir macroniste se montre néolibéral et social-darwinien, avec des accents réactionnaires.
Ainsi, Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l’Europe, a été élu président de la commission des affaires étrangères. C’est-à-dire qu’il est chargé de son propre contrôle ! C’est complètement délirant. Dans aucune démocratie parlementaire ce ne serait possible. Nous avons là des manageurs autoproclamés qui ont un rapport purement instrumental aux normes. La norme, pour eux, c’est simplement ce qui sert à réussir.
On a l’impression que ce caractère instrumental se dévoile au fil des ans. En effet, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron était très fort politiquement avec une Assemblée nationale largement majoritaire. Mais ce pouvoir politique s’est peu à peu effrité jusqu’à devenir minoritaire. Pourtant, les macronistes continuent de revendiquer le pouvoir. N’y a-t-il pas là un tournant autoritaire ?
À l’été 2016, deux événements m’avaient alerté. La visite d’Emmanuel Macron à Philippe de Villiers au Puy du Fou, et son déplacement à Orléans pour la fête de Jeanne d’Arc, où il avait disserté sur le roi et la France éternelle. Je m’étais demandé alors si cet homme était vraiment républicain et démocrate. Il s’est avéré que non. Au-delà de son ethos de droite assumé, il possède un ethos autoritaire qui a été confirmé par ce narcissisme égotiste qu’on a pu voir, par exemple, dans le fait qu’il se met en scène en permanence. Je pense notamment aux photos où il fait de la boxe. C’est du même acabit que le masculinisme des influenceurs d’extrême droite – c’est pathétique.
Il y a aussi le culte de la violence, avec la mutation de la doctrine du maintien de l’ordre observée pendant le mouvement des gilets jaunes. Cela rend Emmanuel Macron très dangereux. Car, avec la Ve République, il dispose de pouvoirs exorbitants et peut donc en faire des usages non contrôlés. La dissolution en est un bon exemple. Et l’article 16 de la Constitution, qui prévoit la possibilité de donner les pleins pouvoirs au président, pourrait en être un autre.
Libération a révélé des dîners entre des membres de la Macronie et des représentants du RN. Cela vous surprend-il ?
Les macronistes sont proches de l’extrême droite par affinité intellectuelle. Le pouvoir macroniste se montre néolibéral et social-darwinien, et prend des accents autoritaires et réactionnaires. L’entourage d’Emmanuel Macron le prouve aussi : Bruno Roger-Petit, un conseiller influent à l’Élysée, est fasciné par l’extrême droite et par l’image sombre de François Mitterrand au moment du gouvernement de Vichy. Le pouvoir en place est aussi extrêmement complaisant envers les médias de Vincent Bolloré : les interviews accordées sur CNews ou au Journal du dimanche sont nombreuses. L’existence de ces dîners n’a alors rien de très surprenant.
Des proches d’Emmanuel Macron ont estimé que la dissolution permettrait de placer Jordan Bardella à Matignon. Ce qui, par voie de conséquence, pourrait disqualifier Marine Le Pen en vue de la prochaine présidentielle. Emmanuel Macron et son camp mesurent-ils vraiment ce qu’est l’extrême droite ?
La Macronie n’a fait que prouver sa médiocrité intellectuelle. Ce pari est irresponsable et inconscient. En Allemagne, en 1932, le même pari a été défendu par beaucoup de gens. Ils estimaient alors qu’Adolf Hitler et son gouvernement allaient prouver leur incompétence et que cette expérience au pouvoir ne durerait que quelques mois. Emmanuel Macron joue la France sur une table de casino sans penser aux conséquences. Car il sait aussi qu’il n’est pas en première ligne si l’extrême droite met en place sa politique.
Le mensonge et les distorsions de la réalité sont presque structurels chez les macronistes.
La mise en équivalence de la gauche – qualifiée « d’extrême gauche » – et de l’extrême droite par le bloc central répond-elle aussi à cette logique ?
Pour les macronistes, tout ce qui est de gauche est extrême parce que cette pensée politique se place simplement en opposition à leurs idées, leurs principes et leurs intérêts. Au fond, c’est aussi un usage instrumental du langage. La Macronie dit n’importe quoi, par ignorance ou par cynisme. Le mensonge et les distorsions de la réalité sont presque structurels chez les macronistes. Cela dégrade terriblement la parole publique.
Est-ce que ce ni-ni a une résonance historique ?
Dans les années 1930 en Allemagne, la droite et le centre considéraient qu’il existait deux forces politiques problématiques. D’un côté, les nazis. De l’autre, les communistes et les sociaux-démocrates. Mais, en vérité, ce n’était pas une équivalence parfaite. Quand ils posaient cette prétendue comparaison, ils estimaient que la gauche était en fait un danger plus grave. Et ils ont agi en conséquence en permettant à Adolf Hitler d’accéder au pouvoir.
Durant cette période, vous estimez que ce choix était également motivé par les intérêts économiques communs qui existaient entre le bloc bourgeois et l’extrême droite. Aujourd’hui, aucun grand patron n’a pris position contre le Rassemblement national. L’histoire se répète-t-elle ?
Toute l’histoire du XXe siècle l’a montré : le capital fait toujours le choix de l’extrême droite parce qu’il partage une vision sociale-darwiniste, parce qu’il sait très bien que l’extrême droite a besoin des élites patrimoniales et parce qu’il a conscience que l’extrême droite s’intéresse peu à l’économie. De ce fait, les grandes richesses – celles qui n’ont eu en tête que leurs patrimoines, leurs profits et leurs taux de marge – ont toujours pensé qu’elles pourraient leur imposer la politique qu’elles souhaitaient. Aujourd’hui, les mêmes réflexions existent dans le milieu patronal, ce qui explique son silence relatif.
Durant la campagne des législatives, le Rassemblement national a abandonné certains points programmatiques dans une logique de notabilisation. Comment jugez-vous cette attitude ?
Les mesures tombent une à une et les positionnements du Rassemblement national changent, sur les retraites, le marché européen de l’énergie ou la TVA. Ce qui montre le degré de sérieux et de préparation de ce parti… Mais, au fond, l’abandon de tous ces points programmatiques répond à un seul objectif : se respectabiliser vis-à-vis du patronat et attirer un électorat de droite. Cela montre bien que, derrière le discours social, l’extrême droite n’envisage pas de mener des politiques au bénéfice du plus grand nombre.
Quels seront les enjeux à scruter ces prochaines années pour que le pays ne bascule pas ?
D’abord, la régulation médiatique : on ne peut pas mentir en permanence et faire de la propagande politique quand on présente une émission, quand on tient l’antenne ou quand on dirige un journal. Ensuite, les politiques mises en œuvre. Depuis des années, les politiques néolibérales cassent le pays en mille morceaux. Ce sont ces deux lignes directrices qui permettent la progression de l’extrême droite dans le pays.
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