Le pluralisme des médias, cible de l’extrême droite

Spécialiste en sciences de la communication, François Jost montre le danger pour la démocratie de la concentration des médias entre des grands groupes privés. Et dénonce comment les médias Bolloré contournent leur obligation légale de pluralisme des opinions.

Olivier Doubre  • 11 juillet 2024
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Le pluralisme des médias, cible de l’extrême droite
© Guillaume Deleurence

En plein entre-deux tours de ces dernières législatives, Marine Le Pen, invitée dans la « Matinale » de France Inter le mardi 2 juillet, n’y est pas allée par quatre chemins. Si elle a rabâché ses antiennes sur les immigrés ou les binationaux, elle a développé en toute fin d’entretien un sujet qui, jusqu’ici, était peut-être passé plus inaperçu auprès du grand public. « Nous pensons que, dans une grande démocratie, l’État ne peut pas avoir la mainmise sur une partie très importante des médias. Et que le meilleur moyen d’être libres [pour eux], c’est de ne pas appartenir, de ne pas dépendre dans son financement d’un gouvernement. »

Et de poursuivre, à l’adresse des journalistes qui l’interrogeaient à ce sujet en même temps qu’aux auditeurs : « Il n’y a absolument aucune raison pour que vous ne soyez pas aussi performants, aussi neutres que vous l’êtes d’habitude en dépendant, non pas de l’État qui vous paye, mais d’un groupe privé. Ou alors vous êtes en train de me dire que les journalistes de BFMTV sont tenus, qu’à RTL les journalistes sont tenus. Je ne le crois pas. » Non sans ajouter, « détail » sans doute intéressant, qu’il « faut conserver pour les régions une gestion régionale, et il faut garder la voix de la France à l’étranger pour s’adresser à nos compatriotes, par télévision ou par radio, qui sont à l’étranger ».

Refus de débattre

Le supposé attachement à cette « gestion régionale » de l’audiovisuel a pourtant été démenti dans les faits durant cette très brève campagne électorale puisque nombre de candidats RN ont refusé de participer aux débats organisés localement par les différentes antennes régionales de France Bleu. Une absence relevée pour au moins une trentaine d’entre eux entre les deux tours, s’ajoutant à d’autres refus de débattre avec leurs adversaires dans les urnes lors de rencontres organisées par divers titres de la presse quotidienne régionale.

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Marine Le Pen a beau promouvoir « l’indépendance » que garantirait un groupe privé de médias, serait-ce vraiment le moyen de s’assurer de la « neutralité » de ses journalistes ? On sait, sans même remonter aux années 1930, sinon plus tôt, que la détention d’organes de presse par des groupes privés, industriels ou autres, ne sont en rien une protection de la liberté d’expression de leurs journalistes. Déjà, dans les années 1970, la concentration de titres par le groupe Hersant, soutien affiché du pouvoir de droite de l’époque, n’a en rien garanti leur indépendance économique et surtout idéologique, au contraire.

Un enjeu démocratique majeur

Professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne nouvelle, François Jost revient dans son essai L’opinion qui ne dit pas son nom (1) sur l’histoire et les principes de régulation du paysage audiovisuel français depuis la fin du monopole d’État décidé en 1982, après l’arrivée de la gauche au pouvoir et l’élection de François Mitterrand.

En soulignant en particulier que si les journaux sont considérés, depuis la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, comme reflétant chacun « les tendances politique, philosophique, religieuse ou spirituelle » de leur choix, assurant ainsi un « pluralisme externe » des opinions grâce à la multiplicité des titres, il n’en va pas de même, depuis la loi de 1986 sur « la liberté de la communication audiovisuelle », qui prévoit que les chaînes de télévision et de radio doivent assurer « l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion […], en particulier pour les émissions d’information politique et générale ».

L’opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, François Jost, Gallimard, « Tracts » (n° 57), 64 pages, 3,90 euros.

Or, la question du « pluralisme » dans les médias, « enjeu démocratique majeur », se trouve aujourd’hui contournée, sinon déniée, par ceux détenus par Bolloré, CNews en tête bien sûr, mais aussi Europe 1, ou C8 et son émission-phare « Touche pas à mon poste » emmenée par le vulgaire mais redoutable Cyril Hanouna.

Qu’une opinion soit soutenue par dix personnes plutôt que par un seul ne la rend pas plus diverse.

F. Jost

La force du « Tract » de François Jost est de montrer combien les médias Bolloré, tout en invitant de nombreuses personnalités, limitent l’expression d’opinions diverses. Et François Jost d’écrire à propos de CNews : « Qu’une opinion soit soutenue par dix personnes plutôt que par un seul ne la rend pas plus diverse. » Préparant une décision du Conseil d’État du 13 février 2024 (saisi par l’ONG Reporters sans frontières) qui allait finalement affirmer que – contrairement à une première décision de l’Arcom, il était nécessaire de comptabiliser les opinions des journalistes intervenant à l’antenne et pas seulement des seules personnalités politiques, afin d’observer si le pluralisme était bien respecté par CNews –, François Jost fit un décompte précis pour RSF des opinions représentées sur les plateaux de la chaîne. Non sans être traîné, tout comme l’ONG, dans la boue par Pascal Praud, Cyril Hanouna ou d’autres de leurs invités (provenant souvent de Valeurs actuelles, L’Incorrect ou Causeur).

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Son étude montrait que, quand 10% des invités étaient classés à gauche et 4% pour Renaissance, « les invités de droite et d’extrême droite représentent plus des trois quarts des présences en plateau (78%). Parmi les invités, l’extrême droite est plus représentée par des journalistes (40%) que par des membres de partis (RN ou Reconquête). »

Déjà, une autre enquête menée par quatre chercheurs (Julia Cagé, Moritz Hengel, Nicolas Hervé, Camille Urvoy) arrivait aux mêmes conclusions sur cette « droitisation des débats » sur CNews, depuis la prise de contrôle de la chaîne par le groupe Bolloré en 2015, s’accentuant progressivement au fil des années. Et François Jost d’appeler à ce que l’Arcom fasse son travail de contrôle, en sanctionnant si nécessaire les responsables et propriétaires de la chaîne – qui réunit quand même à ses meilleures heures d’écoute environ deux millions de téléspectateurs.

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« Le pluralisme interne doit rester la règle. Il constitue en effet à nous sortir de nos enfermements idéologiques et à construire du commun. C’est un enjeu démocratique. » Un enjeu qui est donc mis en danger par le groupe Bolloré, promouvant sans cesse cette « opinion qui ne dit pas son nom », due au « poison de la concentration des médias ». Reste à savoir si les fréquences Bolloré sur la TNT lui seront renouvelées, alors qu’ont débuté le lundi 8 juillet deux semaines d’audition par l’Arcom des responsables de chaînes pour leur réattribution des autorisations d’émettre. Sur fond de confirmation par le Conseil d’État de la sanction record de 3,5 millions d’euros pour C8 suite aux insultes proférées par Cyril Hanouna à l’encontre du député LFI Louis Boyard.

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