« Le RN ne respecte pas les droits de l’homme »

Selon Jean-Marie Burguburu, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, l’arrivée au pouvoir du RN pourrait constituer un réel danger pour les droits et les libertés. Il assure que son institution redoublerait alors d’efforts pour leur protection.

Hugo Boursier  • 3 juillet 2024
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« Le RN ne respecte pas les droits de l’homme »
"Nous sommes sur une ligne de crête, c’est vrai. Et sans doute certains nous reprocheront d’avoir fait de la politique. Mais nous disons que des prises de position de certains partis sont contraires aux principes fondamentaux de la République."
© Maxime Sirvins

Jean-Marie Burguburu est président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) depuis 2020. Il est avocat et a été bâtonnier de Paris. Le 12 juin, le bureau de la CNCDH est sorti de sa « réserve habituelle » pour lancer « un appel solennel à faire barrage aux candidats de l’extrême droite ». Un tel appel devrait être fait jeudi 4 juillet après la réunion en plénière des soixante membres de cette organisation indépendante.

La CNCDH est une autorité indépendante dont le rôle est de conseiller le gouvernement en matière de droit dit de l’homme. Ce rôle changerait-il si votre interlocuteur s’appelle Jordan Bardella ?

Jean-Marie Burguburu : La CNCDH est une institution ancienne. Elle a été créée sous les auspices de René Cassin, Prix Nobel de la paix, en 1947. Son statut actuel dépend d’une loi de mars 2007, sous le mandat de Jacques Chirac, avec un décret en juillet 2007. La CNCDH a donc pour mission de promouvoir et de défendre les droits de l’homme et d’être un conseiller indépendant du gouvernement en la matière. Nous rendons des avis, des recommandations publiées au Journal officiel et ce n’est pas un secret de dire que les gouvernements successifs ne suivent pas nos avis. Depuis 2007, dans le statut actuel, nous avons un devoir de rendre des avis, peu importe qu’ils plaisent ou non.

Je dois aussi ajouter qu’une loi antérieure de 1990, et qui est toujours en vigueur, nous amène à rédiger chaque année un rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Ce rapport, le président de la CNCDH doit le remettre au premier ministre. J’ai remis le rapport à Édouard Philippe, Jean Castex, Élisabeth Borne, et je n’ai pas réussi à le remettre à Gabriel Attal. Je le regrette. Il ne m’a pas dit non, mais son cabinet m’a fait savoir qu’il n’avait pas le temps. On verra s’il aura le temps la semaine prochaine, après le second tour. Sinon, je demanderai au futur premier ministre de recevoir mon rapport.

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Vous voyez que la CNCDH est un organe particulier : ce n’est pas une autorité indépendante comme la Cnil, l’Arcom ou même comme le Défenseur des droits, parce que ce n’est pas une autorité administrative. La CNCDH est aussi le pivot pour la France des droits de l’homme au niveau international. Nous sommes donc en relation avec les Nations unies. Nous sommes garants du respect de la France en matière du droit humanitaire en zone de conflit et également de l’action humanitaire de la France. Tout ceci est une protection contre quelqu’un qui voudrait porter atteinte à la CNCDH. L’ONU ne reconnaît que la CNCDH comme organisme indépendant. Même le Défenseur des droits, qui a un rôle institutionnel important, n’a pas cette qualité.

Les masques tombent avec le rappel des discriminations envers les Français binationaux, le rappel de la préférence nationale.

Donc nous ferons front. Mais j’ajoute ici tout de suite que le rôle de la CNCDH n’est pas de faire de la politique. C’est par exception que pour la deuxième fois — la première était en 2002 lorsque Jean-Marie Le Pen était au 2e tour de l’élection présidentielle —, avant le premier tour du 30 juin, la CNCDH s’est manifestée pour dire : « Attention, il y a un parti qui ne respecte pas les droits de l’homme malgré de fausses promesses ». Car on voit bien que les masques tombent avec le rappel des discriminations envers les Français binationaux, le rappel de la préférence nationale. Ce sont des prises de position qui sont radicalement contraires aux droits de l’homme. Donc sans faire de politique, nous nous manifestons parce que nous pensons que c’est dans notre rôle. Et je peux même annoncer qu’à la prochaine assemblée plénière, ce jeudi [4 juillet, N.D.L.R.], nous allons rendre un avis de la CNCDH tout entière.

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« Les droits de l’homme ne sont pas spécifiques à la France et il y a des institutions nationales indépendantes des droits de l’homme dans la plupart des pays au monde. La Constitution française dit, elle, que les droits de l’homme sont indivisibles et universels. Cette conception amène à faire respecter des impératifs. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Comment comptez-vous « faire front » sans avoir un rôle plus politique ?

Nous sommes sur une ligne de crête, c’est vrai. Et sans doute certains nous reprocheront d’avoir fait de la politique. Mais nous disons que des prises de position de certains partis sont contraires aux principes fondamentaux de la République, sur l’égalité entre les citoyens, sur le respect des traités qui nous obligent et que nous avons signés. Il y a un corpus de textes que l’on ne peut pas fouler aux pieds. Pourtant, le rappeler ne me fait pas sortir de mon couloir.

Les avis du CNCDH sont éloquents mais rarement suivis. N’aurez-vous pas l’impression de crier dans le vide si le RN arrive au pouvoir ?

C’est une bonne question. Effectivement, nos avis sont rarement suivis. Mais je peux d’abord citer ceux qui l’ont été. Nous demandions la déconjugalisation de l’allocation adultes handicapés, nous avons rendu un avis en ce sens, et c’est le vote unanime qui a suivi, de Assemblée nationale, qui a instauré cette déconjugalisation. Nous avons aussi rendu un avis favorable à la constitutionnalisation de l’IVG. Mais même lorsqu’ils ne sont pas suivis, nos avis sont connus, publiés et inscrits dans le corpus du droit. Les avocats ont le droit de se référer à nos avis dans leurs dossiers. Les juges peuvent aussi en tenir compte dans leurs jugements.

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Cela vient alimenter la réflexion sur le respect des droits de l’homme. Avec onze assemblées plénières par an, une vingtaine d’avis par an, dans le milieu juridique et politique, nous sommes une institution qui compte. Nous convoquons des gens. Lorsque je convoque le directeur de la police nationale, il vient pour répondre à nos questions. Lorsque je convoque la cheffe de l’IGPN, elle vient. Nous convoquons aussi des ministres, qui viennent rarement, mais qui envoient leur directeur de cabinet. C’est le travail que nous faisons et qui concerne tous les secteurs de la vie publique où les droits et les libertés sont en jeu : le logement, la santé, l’éducation, la police.

Mais tous ces problèmes vont se multiplier si le RN arrive au pouvoir. Si votre rôle reste inchangé, les attentes de la population vont forcément grandir. Cette évolution peut-elle faire évoluer votre rôle au quotidien ?

Si ces problèmes se multiplient, nos avis se multiplieront et nous ferons un effort pour améliorer leurs médiatisations. Il faut faire de la communication sur les réseaux sociaux, donner des interviews, aller sur les médias grand public. Bouger, exister dans l’espace public. Nous sommes un lanceur d’alerte institutionnel. C’est normal que le gouvernement ne partage pas nos avis. Je lui décerne rarement des satisfecit. Je suis son poil à gratter. Je le rappelle à l’ordre, et je suis protégé par la loi et par mon activité internationale. S’il le faut, nous ferons entendre notre voix plus fort.

Le racisme n’est pas une opinion ou une incivilité mais une infraction.

Le droit d’aller et de venir, de faire du commerce, de s’associer, de publier, d’avoir une opinion, d’avoir une bonne éducation, d’avoir un logement décent, de se faire respecter qu’importe son nom, sa couleur de peau, sa religion ou son genre, tout cela sont des droits de l’homme. Nous sommes là pour rappeler que la vie en société est faite de tolérance. D’où, notamment, dans les travaux que nous produisons, la publication de « l’indice longitudinal de tolérance », créée par la philosophe Nonna Mayer, qui est aussi membre de la CNCDH. Cet indice va de 0 à 100. Il était à 65 en 2022, il est de 62 en 2023. Il a baissé. Ce qui signifie qu’il y a une montée de l’intolérance.

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Est-ce une libération de la parole raciste ? Des actes plus nombreux ? La conséquence de l’idéologie de certains médias ? Du vote récent ? Il y a une crispation. Mais il faut dire aussi que la France n’est pas le pays d’Europe où il y a le plus d’immigrés. Pourtant, il y a une mise en relief de cette immigration avec un regard forcément négatif et jamais positif. Je précise quand même que quatre secteurs d’activité seraient extrêmement en danger s’il n’y avait plus d’immigrés : le BTP, la restauration, l’hôpital et l’aide à la personne, à domicile ou dans les Ehpad. Ce sont des activités difficiles, pénibles et peu rémunérées. Qui les fait ? Les personnes étrangères.

De nombreux sociologues disent que cette intolérance est due à une peur du déclassement. Partagez-vous cette explication, ou bien pensez-vous qu’il s’agit surtout de xénophobie ?

Il y a sûrement une montée de la xénophobie. Il y a une instrumentalisation de certaines différences. On ne demande plus aux immigrés de s’assimiler, comme s’il y avait un modèle unique de Français. Pour moi, la France n’est pas raciste mais il y a des actes racistes en France. Le racisme n’est pas une opinion ou une incivilité mais une infraction. Elle doit être poursuivie. Malheureusement, les personnes qui le subissent sont peu écoutées.

En plus de cette exacerbation de la parole raciste, il y a une inversion des normes et des valeurs. L’identitaire blanc qui va tenir des propos ou commettre une agression raciste va justifier son acte en se présentant comme « victime de l’immigration ». L’opinion publique ne risque-t-elle pas de décrédibiliser vos avis en vous qualifiant de militants ?

Voire de me qualifier d’islamogauchiste ou de droits-de-l’hommiste. J’ai horreur de cette expression. Les droits de l’homme ne sont pas spécifiques à la France et il y a des institutions nationales indépendantes des droits de l’homme dans la plupart des pays au monde. La Constitution française dit, elle, que les droits de l’homme sont indivisibles et universels. Cette conception amène à faire respecter des impératifs. De nouvelles lois viendraient désormais dire que les Français ayant une double nationalité ne pourraient pas accéder à certains postes ? C’est une proposition antirépublicaine. Ce que la CNCDH peut faire, c’est continuer à faire ce qu’elle fait actuellement, le faire sans faiblir, sans mollir, sans cachette et de bonne foi.

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Si le Rassemblement national obtient une majorité parlementaire et que Jordan Bardella accède à la responsabilité de premier ministre, on verra si ces lois sont contraires ou non à la Constitution, aux règlements internationaux, et à chaque fois qu’il le faudra, la CNCDH, avec ses moyens modestes, dira ce qu’elle a à dire. Mon mandat se termine en novembre 2025. Je ne vois pas un gouvernement supprimer d’un trait de plume la CNCDH. Pour ce faire, il faudrait faire voter une loi la supprimant. La France n’aurait donc plus de représentant des droits humains à l’international.

Mais c’est tout à fait possible qu’une majorité de députés RN vote cette loi si elle venait à être proposée, non ?

Ce serait possible, mais je pense qu’ils auront d’autres priorités. Supprimer la CNCDH, c’est s’affranchir du respect des droits de l’homme. Ce serait très maladroit. Serait-ce plus adroit de laisser la CNCDH faire son travail sans l’écouter ? Peut-être.

Jean-Marie Burguburu
« Ce serait irréaliste de dire qu’il n’y a pas de risque. Sinon il n’y aurait pas toutes ces prises de position qui visent à éviter que la France bascule. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Dans un entretien accordé au Monde, Jacques Toubon pense que si le RN arrive au pouvoir, on « assistera à l’écrasement ou l’effacement des contre-pouvoirs. Et en particulier celui de la justice ». La justice peut-elle être un contre-pouvoir fort contre les politiques discriminantes du RN ?

En France, la justice est indépendante. Ce n’est pas un mot lancé en l’air, malgré quelques dérapages. ll faut tout de même distinguer les magistrats du siège, et ceux du parquet, qui sont hiérarchisés et dont les procureurs généraux sont nommés avec un procédé qui dépend des instructions données par le garde des Sceaux. En dehors de cela, il y a sûrement des magistrats du parquet qui partagent tout ou une partie du projet de tel parti politique.

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Si le gouvernement est celui de la tendance que nous évoquons, la justice ne sera pas affectée directement, mais un garde des Sceaux de cette idéologie donnera des instructions et même si le parquet prend des réquisitions, ce sont les juges du siège qui vont décider. Pas de changement drastique, mais il peut y avoir un infléchissement de la part du parquet, qui reçoit des instructions pouvant être choquantes de la part du garde des Sceaux. C’est possible, oui. Mais ce n’est pas pour autant que la justice perdrait son indépendance.

À Politis, nous avons interviewé Elena Kostioutchenko, la journaliste du média russe Novaïa Gazeta. Elle explique qu’il y a des glissements très rapides de nature de régime. Certains sont très banalisés, d’autres plus explicites. Avez-vous l’impression parfois d’être au bord d’un précipice politique ?

Ce serait irréaliste de dire qu’il n’y a pas de risque. Sinon il n’y aurait pas toutes ces prises de position qui visent à éviter que la France bascule. Mais pour la justice elle-même, le caractère public des procès, le rôle de la presse, l’indépendance des magistrats du siège par rapport à ceux du parquet, le rôle des avocats, tout cela doit éviter des changements majeurs. Mais comme il y a quand même 10 millions de personnes qui ont voté en faveur de partis comme le Rassemblement national, il y a dedans des magistrats, des juges du siège ou du parquet, qui vont voir leur parole, leur comportement libéré.

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Le risque n’est pas nul. D’où les mises en garde nécessaires. Je ne pense pas que la France puisse se transformer du jour au lendemain en une dictature semblable au régime russe. J’ai d’ailleurs une pensée pour Navalny qui savait qu’il allait à la mort en rentrant en Russie. Un risque de glissement est possible. Le rôle de vigie de la CNCDH n’en doit être que plus grand. C’est ma mission. Je ne vais pas baisser les bras.

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