« L’Enfant veuf », éclats de nuit

Récit poétique saisissant, unique livre de son auteur, L’Enfant veuf invite à (re)découvrir Alain Kan, légendaire astre noir de la scène rock française, disparu mystérieusement en 1990.

Jérôme Provençal  • 23 juillet 2024 abonnés
« L’Enfant veuf », éclats de nuit
Alain Kan fait l’objet d’un culte fervent, accru par une fin d’un romanesque : après avoir été vu une dernière fois sur le quai d’une station de métro à Paris, il a littéralement disparu dans la nature le 14 avril 1990.
© DR

L’Enfant veuf / Alain Kan / Séguier /208 pages / 21 euros.

Ayant démarré sa carrière musicale dans les années 1960, du côté de la chansonnette mignonnette, Alain Kan – né en 1944 – va trouver sa véritable voie, ô combien originale, au cours des années 1970. Après un passage révélateur à l’Alcazar, fameux cabaret parisien de cette époque, où il s’illustre comme animateur musical, il va se métamorphoser progressivement et faire apparaître un alter ego scénique androgyne et flamboyant, sous l’influence en particulier de David Bowie/Ziggy Stardust.

À partir de 1974, sortant de sa chrysalide, il va ainsi papillonner (de nuit) entre chanson (sur)réaliste, glam rock, pop, punk et new wave. Si les compositions musicales, signées avec le renfort de divers acolytes, s’abreuvent surtout aux sources anglo-saxonnes, les paroles, écrites par lui, privilégient largement le français. Drogues, (homo)sexualité, fantômes, stars, lolitas, vampires et autres créatures nocturnes figurent parmi les motifs narratifs récurrents.

Panache désespéré

Mince mais substantielle, sa discographie solo compte quatre albums, dont les titres laissent déjà poindre un univers à part : Et Gary Cooper s’éloigna dans le désert… (1974), Heureusement en France on ne se drogue pas (1976), What Ever Happened To Alain Z. Kan (1979) et Parfums de nuit (1986). On pense notamment au Gainsbourg des années 1970-1980, à Daniel Darc/Taxi Girl et à Christophe – qui a épousé la sœur d’Alain Kan – en explorant cet univers. S’y déploie un monde parallèle sulfureux, cabaret de la dernière danse orchestré avec un panache désespéré par un dandy gay à fleur de peau.

Boudé par le succès de son vivant, Alain Kan – dont le halo légendaire provient aussi des frasques électriques commises au sein de l’éphémère groupe punk Gazoline – fait maintenant l’objet d’un culte fervent, accru par une fin d’un romanesque indépassable : après avoir été vu une dernière fois sur le quai d’une station de métro à Paris, il a littéralement disparu dans la nature (ou plutôt dans la jungle urbaine) le 14 avril 1990 et, suivant la loi, il a été déclaré officiellement mort dix ans après – son corps n’ayant jamais été retrouvé.

Le poème s’attache à (r)attraper le temps qui passe, à saisir des moments, à procurer des shoots existentiels.

D’une singularité toujours aussi vivace, son esprit vient en revanche de réapparaître sous la forme d’un livre, L’Enfant veuf. L’élément principal consiste en un texte éponyme, écrit par Alain Kan au début des années 1980 et resté inédit. Faisant ici l’objet d’une publication très soignée, il est précédé d’une double préface de Philippe Roizès (par ailleurs auteur du documentaire radiophonique Le Dernier Bras d’honneur d’Alain Kan), complété de documents annexes et agrémenté de belles photographies noir et blanc.

Dédicacé à un certain Bruno, dont il est supposé raconter l’histoire sous les atours d’un personnage prénommé Jules, L’Enfant veuf laisse néanmoins transparaître en filigrane un autoportrait de l’auteur – celui-ci ayant porté toute sa vie comme un fardeau le fait de n’avoir jamais connu son père.

Tout du long s’écoule une écriture à la beauté froide, aussi languide que livide.

Découpé en cinq parties, ce long poème en prose ne s’embarrasse guère de trame. Il s’attache avant tout à (r)attraper le temps qui passe, à saisir des moments, à procurer des shoots existentiels. « Polaroïd en action, tirage instantané, scénario vécu », écrit Alain Kan dans l’avant-­propos. « À la recherche de l’instant perdu » pourrait être le sous-titre, le texte s’ouvrant et s’achevant avec une référence à Proust.

Lueur magnétique

Comme jaillies d’un rêve éveillé, parfois tout au bord d’un cauchemar, des séquences défilent (dont une nuit flottante au Palace, où l’on croise notamment Alain Pacadis), dans lesquelles se mêlent confessions, délires, aphorismes, souvenirs et fantasmes. Flirtant avec le tragique sans perdre le sens de l’humour noir, les deux dernières parties se consacrent tout entières à l’évocation de la relation passionnée de Jules avec Jim, jeune homme fatal.

Tout du long s’écoule une écriture à la beauté froide, aussi languide que livide, empreinte d’une atmosphère très cinématographique et teintée le plus souvent d’une irrésistible lueur magnétique.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Littérature
Temps de lecture : 4 minutes