Lyonel Trouillot, une littérature anti-petit-bourgeois
Le grand écrivain haïtien publie un recueil de nouvelles et un livre évoquant ses engagements dans l’écriture.
dans l’hebdo N° 1819 Acheter ce numéro
Histoires simples / Lyonel Trouillot / Actes Sud, 120 pages, 13,80 euros /
Lettre à Matys. Sur la littérature et autres choses humaines / Lyonel Trouillot / Éditions Project’îles, 101 pages, 14 euros.
« Les policiers patrouillaient le quartier à la recherche d’un ancien haut fonctionnaire considéré […] comme un opposant. Comment savoir ? Opposant est un mot courant dans le parler des autorités. Ces hommes encagoulés, on ne sait même pas si ce sont des policiers ou des sbires recrutés dans le personnel des gangs. Il y a longtemps que les choses ont viré à leur contraire, et la ville est peuplée d’étranges synonymes : gangs, police, pouvoir, bandits. »
Ces lignes sont tirées des nouvelles que Lyonel Trouillot fait paraître chez Actes Sud, où il a publié tous ses romans, dont Veilleuse du Calvaire, le dernier en date. On y retrouve ce que nous apprécions particulièrement chez ce grand écrivain pas encore suffisamment reconnu en tant que tel : son regard tendre et espiègle sur la plèbe haïtienne – au sein de laquelle il a choisi de vivre depuis des décennies. La violence, la pauvreté, l’injustice du sort réservé aux vaincus en est le lot, en particulier pour les femmes, auxquelles l’auteur réserve toujours de beaux personnages. Comme ici dans « Esprit de famille », où mère et fille font front contre leur mari et père d’une manière très transgressive.
Le recueil aurait pu s’intituler Histoires des simples, tant elles sont peuplées de gens ordinaires – dont l’existence, elle, est compliquée. Mais son titre est Histoires simples, sans doute parce qu’elles touchent directement. Or la simplicité en art, à ne pas confondre avec l’indigence, est fort difficile à atteindre. Il y faut une abnégation créatrice et une éthique littéraire, c’est-à-dire une position particulière vis-à-vis de celles et ceux que l’on met en scène.
« Éthique de la modestie »
C’est ce dont on se rend compte à la lecture du second ouvrage que Lyonel Trouillot fait paraître, Lettre à Matys. Sous-titre : « Sur la littérature et autres choses humaines ». Un livre passionnant qui nous introduit dans l’atelier de l’écrivain, où règnent de grands idéaux. Comme celui, notamment, de « l’éthique de la modestie ». « Je ressens cette obligation de participer au tracé de cette épopée des humbles, des vaincus », écrit-il, qu’il imagine ayant tenu des « carnets » qu’il « essaie de retranscrire ».
Construit sous la forme d’un entretien fictif où les questions sont posées par un enfant, le livre est traversé par cette préoccupation. Exemple : « S’il reste des mots que j’ai signés [après sa mort, NDLR], qu’ils survivent à la signature. Parce qu’ils appartiennent au langage. Une toute petite place dans le vaste poème-récit des humains. » Trouillot ne se revendique pas écrivain porte-parole de son peuple. Il évite la posture de surplomb en étant plus subtil. Ce qu’il recherche, c’est une coexistence, une rencontre au sein de son écriture entre son propre for intérieur et l’altérité.
La littérature reste un espace de tension entre ce que l’on fait de nous et ce que nous osons faire de ce que l’on a fait de nous.
« La littérature c’est du social individué », écrit-il dans une belle formule. « Un soi et un hors soi. C’est de cette tension que naît cet objet esthétique qui va s’appeler le texte. Où se cache Romain Gary dans La Vie devant soi ? Il y est caché forcément. Mais cela n’enlève rien à l’authentique de Momo et de Madame Rosa. Les écrivains que j’aime sont les maisons des autres. » Lyonel Trouillot est aussi un écrivain d’engagements, de partis pris, insensible aux considérations émollientes ou consensuelles. La littérature n’est ni réparatrice (le « care »), ni réconciliatrice, toutes ces blagues à la mode. La littérature est « un terrain de bataille idéologique ».
« Il y a des romans du droit au désir et des romans de la soumission », écrit-il encore. Le « droit au désir » n’est pas la chose la mieux partagée. Risqué pour un auteur préférant rassurer son public, il est un appel à s’émanciper du « petit-bourgeois en moi que je n’aurai jamais fini de déniaiser ». La philosophie qui se profile dans Lettre à Matys vaut autant en littérature que dans la vie. Elle exige vigilance et esprit (auto)critique. « La littérature reste un espace de tension entre ce que l’on fait de nous et ce que nous osons faire de ce que l’on a fait de nous ». Lire Trouillot est libérateur.