L’avenir incertain des Gazaouis réfugiés au Caire
Près de 100 000 Palestiniens ont fui la bande de Gaza vers l’Égypte depuis le début de la guerre. Installés au Caire, la majorité vivent sans permis de résidence et privés de droits.
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Dans un appartement en périphérie du Caire, Jolie ne tient pas en place, parle sans cesse comme s’il fallait combler le douloureux silence des adultes qui l’entourent. Jolie a 3 ans et des boucles blondes qui lui tombent sur le visage. La petite fille est née dans la ville de Gaza. Un bombardement de l’armée israélienne a pulvérisé sa maison en octobre 2023. Avec sa famille, elle a dû fuir à plusieurs reprises pour rester en vie, connu les nuits au rythme des frappes aériennes, la faim, le froid et la peur. Cette peur qui paralyse les adultes comme les enfants, piégés dans une guerre qui semble sans fin.
Quand elle entend un avion. Elle panique et met ses mains sur ses oreilles.
Israa
Assise dans un coin de la pièce, Israa, la mère de Jolie, parle peu. Elle sourit seulement lorsque la petite fille la regarde. « Quand elle entend un avion. Elle panique et met ses mains sur ses oreilles. Elle pense qu’ils sont tous comme ceux de Gaza, qu’ils larguent des bombes. Je lui explique qu’ici en Égypte les avions transportent des gens qui voyagent », raconte la mère de famille de 29 ans. Trouver les mots semble difficile pour elle : « Vous savez, moi aussi j’ai toujours peur. »
Israa est sortie de la bande de Gaza le 26 avril avec Jolie et son grand frère Jamal. Il a fallu payer 13 000 dollars à des passeurs qui, avec la complaisance des autorités égyptiennes, se cachent derrière des agences de voyages basées au Caire. Ahmed, le père de Jolie, est toujours bloqué dans l’enclave palestinienne. « On n’avait pas assez d’argent pour faire sortir toute la famille d’un coup. Depuis, j’ai peu de nouvelles de mon mari. Physiquement, je suis ici en Égypte pour mes enfants. Mais mon cœur est toujours dans la bande de Gaza », confie Israa.
Le couple s’était promis de ne jamais se séparer mais, face à la menace de famine, il a fallu faire un choix pour sortir les enfants en priorité. Le piège s’est refermé sur Ahmed le 7 mai. Ce jour-là, Israël a pris le contrôle du point de passage de Rafah, unique porte de sortie vers l’Égypte. Impossible désormais de quitter l’enclave palestinienne. Au Caire, Israa se retrouve seule. La jeune femme ne sort quasiment pas, paralysée par l’angoisse. Enfermée dans son traumatisme. « Je n’ai toujours pas trouvé de mots pour décrire ce qu’on a vécu. Comment puis-je en parler avec mes enfants ? » lâche la Palestinienne pendant que Jolie gribouille sur une feuille blanche, allongée sur le sol.
À Gaza, la petite fille devait faire sa première rentrée scolaire. En Égypte, elle ne pourra pas aller à l’école : le permis de résidence de la famille a expiré. « Je n’ai aucune idée de ce qu’on va devenir », soupire sa mère. Une nouvelle prison après neuf mois de guerre et dix-sept ans de vie sous blocus israélien dans la bande de Gaza.
Aucune mesure d’accueil
Selon les autorités égyptiennes, depuis le début de la guerre, entre 80 000 et 100 000 Palestiniens ont quitté la bande de Gaza pour l’Égypte. La plupart ont trouvé refuge au Caire et vivent dans l’illégalité depuis l’expiration de leur titre de séjour d’un mois et demi. Ils n’ont pas le droit de travailler, pas accès aux hôpitaux ou aux écoles publiques. L’Égypte n’a mis en place aucune mesure spécifique pour leur accueil.
L’Égypte est la seule porte d’entrée pour des milliers de réfugiés palestiniens, mais elle est incapable de les traiter correctement.
J. Massaad
« Beaucoup de familles sorties de Gaza ont besoin de produits d’hygiène, de nourriture et de vêtements », assure Jad Massaad, bénévole pour l’ONG allemande Stelp, qui vient en aide aux réfugiés palestiniens. « Une petite fille m’a demandé de nouvelles lunettes parce qu’elle a perdu les siennes. Certains pensent que les Palestiniens qui ont échappé à la guerre se portent mieux, mais ce n’est malheureusement pas le cas. C’est très inquiétant car l’Égypte est la seule porte d’entrée pour des milliers de réfugiés palestiniens, mais elle est incapable de les traiter correctement. »
Depuis le début de la guerre, le président Al-Sissi a prévenu : son pays n’ouvrira pas sa frontière pour accueillir les Gazaouis comme l’avait fait son homologue turc Erdoğan, en 2015, pour les familles syriennes qui fuyaient le régime Assad. L’une des principales raisons de ce refus reste que le raïs craint d’être vu comme un traître par l’opinion publique arabe : s’il autorise le déplacement massif des familles sur son sol, il sera considéré comme complice d’une nouvelle Nakba, cet exode forcé des Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël en 1948.
Refaire sa vie
Depuis quelques semaines, le restaurant de la famille Al-Khuzendar est devenu le refuge de nombreux Gazaouis au Caire. L’établissement ressemble à s’y méprendre à ceux qui existaient dans l’enclave palestinienne, une chaîne de restaurants très prisée, connue pour la finesse de son houmous. Un petit bout de Gaza, avant le 7 octobre. « Tout est pareil. On fait les mêmes menus, les mêmes plats », sourit Ismael Al-Khuzendar, les traits tirés.
Mbappé a quitté le PSG parce qu’il veut remporter un trophée. Eh bien moi, je veux faire gagner mes proches en changeant de pays.
Ayman
Niché au cœur du quartier surpeuplé de Nasr City, le restaurant est enregistré au nom de la belle-sœur égyptienne d’Ismael, seule solution pour que les autorités locales autorisent son ouverture. « On n’a pas eu le choix. On doit travailler pour faire face aux dépenses ici », confie le Gazaoui. Son frère sort de la cuisine, lui aussi a l’air épuisé. Dans l’enclave palestinienne, leurs restaurants ont été écrasés par l’armée israélienne. Les frères ont également perdu leurs maisons. Ils n’ont plus rien. « On a ouvert un établissement en Égypte pour commencer une nouvelle vie mais, dès qu’il sera possible de retourner à Gaza, on repartira. C’est notre terre natale, on doit la reconstruire », assure Ismael.
« Quand je mange du houmous ici, j’ai l’impression d’être chez moi », lâche Ayman en plongeant un morceau de pain dans le plat devant lui. Le père de famille est arrivé au Caire en avril avec sa femme et leurs deux enfants. Sur son téléphone, il fait défiler les photos d’un passé proche mais qui semble si lointain désormais. « Lui, c’est Ahmed. Il est toujours à Gaza City. Lui, à côté, aussi. On avait l’habitude de se retrouver avec mes amis dans un café pour fumer des narguilés. »
Ayman a tout perdu. Sa maison, son studio de musique, sa voiture : toute une vie réduite en poussière en quelques secondes. Quand on lui demande s’il compte retourner un jour dans l’enclave palestinienne, il n’hésite pas une seconde : « Jamais. Trop c’est trop. Mes enfants sont plus importants que tout. Je veux qu’ils aient un avenir, pas qu’ils le perdent. » Fan de l’équipe de football du Paris-Saint-Germain, Ayman ajoute cyniquement : « Mbappé a quitté le PSG parce qu’il veut remporter un trophée. Eh bien moi, je veux faire gagner mes proches en changeant de pays. »
Deux semaines après l’arrivée de la famille en Égypte, Ward, le petit dernier, a vu le jour dans une clinique privée. Lorsqu’il est né, il a dû être placé sous surveillance médicale : son cœur battait trop vite, comme celui de sa mère, qui a vécu sa grossesse la peur au ventre. « Il a traversé la guerre à l’intérieur de moi. Je sens son angoisse parfois », s’inquiète la Palestinienne.
Sous-citoyens
« J’ai dû payer 800 dollars pour cet accouchement parce que nous sommes palestiniens. Nous n’avons aucun droit ici. Je ne veux pas rester en Égypte, et je ne veux plus jamais vivre dans un État arabe. Ces pays ne traitent pas bien les Palestiniens. Quand tu leur montres ton passeport, tu as l’impression d’être un animal », s’emporte Ayman. Au Liban, en Syrie, en Jordanie, les Palestiniens vivent en majorité dans des camps de réfugiés insalubres, maintenus dans un statut de sous-citoyens par l’État censé les accueillir. « Alors on va essayer de partir en Europe. » Mais vers quel pays ? Selon l’Agence de l’Union européenne pour l’asile, en 2023, 11 600 Palestiniens ont déposé une demande d’asile. C’est 70 % de plus qu’en 2022. Cette année, les chiffres devraient exploser.
Pour le moment, aucun État de l’Union n’a mis en place une politique d’accueil spécifique pour les Gazaouis. Depuis le début de la guerre, Paris a seulement procédé à l’évacuation de 200 Palestiniens, notamment ceux qui travaillaient avec l’Institut français de Gaza. Ils sont désormais en France, où ils ont pu faire une demande de protection.
Même si je voulais revenir à Gaza, je vivrais où ?
Ayman
« Peut-être que je vais enfin trouver un endroit où on pourra vivre tranquillement », souffle Ayman. De l’un des trois sacs avec lesquels la famille a fui, il sort un trousseau de clefs. « Ça, c’est la clef de mon appartement. Celle-là ouvrait la porte de mon bureau. Tout n’a pas seulement été détruit, tout a été anéanti méthodiquement. Il ne reste plus rien. Même si je voulais revenir à Gaza, je vivrais où ? » Lorsqu’il renoue avec l’espoir, le Palestinien s’imagine en famille dans une ferme avec des chiens, un chat et plein d’autres animaux. Un ultime refuge, où son esprit pourrait enfin se reposer.