Le lycée agricole de Melle, pépinière du mouvement antibassines
L’établissement des Deux-Sèvres voit mûrir au sein de son BTS gestion et protection de la nature une nouvelle génération d’activistes contre l’accaparement de l’eau. Ses élèves aux parcours sinueux trouvent dans ce terroir et son activité militante le déclic d’un engagement durable.
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« Nous étions largué·es au milieu du Marais poitevin avec une boussole et un cap à suivre : nos contacts attendaient dix kilomètres plus loin. » Élisa* se souvient avec netteté de cette journée d’intégration en lycée pro, le 11 septembre 2023, sous la forme d’une course d’orientation dans le parc naturel. Coup de bol, elle avait accosté sur les berges « carte postale » de la zone humide : fossés bien tracés dans la verdure, canaux frissonnant sous les barques à fond plat. D’autres avaient eu droit au « brun » : les champs de blé fauchés à perte de vue, plats comme la main, secs comme la paille. « Sur notre chemin, on a croisé la retenue de Mauzé, j’ai trouvé ça énorme, se bidonne la jeune diplômée. Mais j’ai dû expliquer aux autres : certains n’avaient jamais entendu le mot mégabassine. »
* Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Les élèves qui randonnaient ce jour-là dans le Marais poitevin n’intégraient pas n’importe quel lycée. « Bujault », établissement d’enseignement agricole de Melle, s’enracine dans le terroir du projet de mégabassines de Poitou-Charentes. « Avant, je disais que c’était près de La Rochelle. Maintenant, je dis que c’est près de Sainte-Soline », situe Romain Guillet, en deuxième année de BTS. Or c’est aussi ici que bat désormais le cœur de la contestation antibassines. Et, sous les banderoles des défilés qui l’irriguent, se pressent de nombreux·ses élèves passé·es, présent·es ou futur·es du lycée agricole de secteur.
La majorité vient d’une même filière : gestion et protection de la nature (GPN). Sur le site du bahut, son contenu s’étale sur une grande diagonale qui va de l’animation, type Bafa, à l’écologie. « C’est une formation couteau suisse, reconnaît Thomas, récemment diplômé. On nous apprend à planter des haies, à quoi ça sert, et à expliquer aux enfants pourquoi on le fait. » Une formation qui fait le plein chaque année. « Nous avons 600 dossiers pour 32 places et les besoins vont être croissants », se félicite Benoît Dieltens, directeur de l’établissement. De son côté, le BTS production animale (PA), spécialisé dans l’élevage caprin et l’analyse biotechnologique, peine à recruter.
Des vocations fortes
La plupart des candidat·es affluent cependant pour des motifs vagues. « Vous regardez des docus animaliers et vous aimez Léa Nature ? La conseillère d’orientation vous dit ‘allez hop, en BTS GPN !’ caricature une prof. Ça fait des promotions pleines d’élèves d’à peine 18 ans, très scolaires et peu matures. » L’équipe pédagogique du GPN de Melle a donc pris le parti d’ouvrir le cursus environnementaliste à des profils moins lisses : retours d’études, parcours sinueux, vocations fortes. Ces dernières années ont, par exemple, vu le recrutement d’une élève infirmière en reconversion, d’un ex-étudiant en tourisme, d’une fille en service civique débarquant d’un bateau d’aide aux migrants de SOS Méditerranée. Grégoire s’y est ajouté : « J’ai fait une première année de fac qui m’a déplu, Staps, puis il y a eu le covid et une remise en question. »
Le contexte des bassines constitue la motivation de certaines candidatures. « Je me suis rendu compte qu’il y avait un truc à faire sur ce sujet, expose Lila*, venue d’un BTS sciences et technologies de l’agronomie et du vivant dans un autre lycée agricole. J’avais besoin de côtoyer le milieu agricole pour comprendre. » Le lien à la terre se noue fort dès la première année, là où d’autres GPN ont la réputation d’une approche naturaliste plus abstraite. « Nous organisons une dizaine de rencontres d’acteurs sur les deux années : naturalistes, agriculteurs, syndicalistes… Des gens très engagés, qui parfois émergent comme modèles, ça stimule le militantisme latent chez certains », énumère Vincent Tamisier, coordinateur du BTS, qui assure les cours d’aménagement des espaces naturels.
Les bassines, c’est Voldemort : le nom qu’il ne faut pas prononcer.
R. Guillet
Il se souvient d’une visite dans un chantier de plantage de haies dans un groupement agricole en Nord-Charente, à Villefagnan : « Si on porte un projet de haies seul, on se fait vilipender dans le coin. Si on le réalise ensemble, c’est dur, mais faisable. Ça illustre la force du groupe, ça fait boule de neige. » Des conférences émergent également sur les apports de la recherche, comme celle de l’agronome défenseur de l’agroécologie Marc Dufumier, qui a fait forte impression, ou les prises de parole de Vincent Bretagnolle, chercheur de la base CNRS de Chizé, mais aussi une rencontre sur les champignons.
Cependant, l’élévation de l’engagement se cogne vite au plafond de la neutralité affichée par l’établissement. « On sent qu’il y a des mots interdits, s’exaspère Romain Guillet. Les bassines, c’est Voldemort : le nom qu’il ne faut pas prononcer. » « Beaucoup de sujets viennent tamponner l’enseignement agricole : la bio, l’agroécologie, le bien-être animal… Aujourd’hui, ce sont les bassines, admet sans mal le directeur du lycée agricole de Melle. Est-ce que c’est un sujet pour les étudiant·es ? Sans doute. Est-ce que ça transpire ? Non. »
Le déclic militant trouve plutôt sa place en tant qu’activité extrascolaire : une discussion sur les produits phytosanitaires après les cours avec un·e prof qui mâche moins ses mots, la projection d’un documentaire militant au cinéma de Melle. Par sa proximité avec plusieurs projets de bassine et sa tradition de cité protestante et protestataire, la ville du sud des Deux-Sèvres a repris le titre de capitale de cette lutte. « Les élèves habitent loin, ils logent à Melle, ils traînent : les soirées scientifiques, les débats, les flyers sur les comptoirs, égrène Alice Dupaix, professeure d’aménagement des espaces. Je sais d’avance qui je croiserai en manif. » À peine sorties de l’impression, les affiches de la semaine d’actions antibassines de ce mois de juillet repeignent en jaune la place René-Groussard, où se tient le marché du vendredi.
L’électrochoc des manifs
Le déclencheur pour celles et ceux qui sont arrivé·es sans avis se fait souvent à même le pavé. « Je n’avais jamais manifesté de ma vie et puis j’ai accompagné un collègue au Printemps maraîchin en 2022, se souvient Grégoire. Quand j’ai vu la répression, le déni, jusqu’à la volonté de dissoudre les Soulèvements de la Terre, j’ai ressenti une incompréhension totale et ça m’a fait prendre conscience à quel point le mouvement dérange. »
Plusieurs partagent cette expérience : le choc de la violence, la disproportion, le décalage. De ces deux jours de mars 2023, Farès, un ancien GPN, garde un souvenir vidéo sur son portable : « J’allais en bus au lycée, nous avons été arrêtés et fouillés par la gendarmerie. J’ai filmé les hélicos qui survolaient Melle pour Sainte-Soline. C’était l’attirail qu’on a vu sur BFM. »
De retour au bahut, les élèves passent vite de l’électrochoc à l’hydrocution. Les GPN militant·es forment un modeste club dans leur propre filière et une minorité presque anecdotique à l’échelle du millier de membres du lycée agricole (élèves, professeurs, administration). Beaucoup d’élèves sont là pour reprendre l’exploitation familiale, déjà dans le moule.
« Dans la cour, on parle du dernier tracteur à la mode, des travaux à la ferme de papa, du prix du lait, se remémore Farès. Certains ont leur propre avis, d’autres répètent ce qu’ils entendent à la maison. » La mise en scène des chaînes d’info en continu et le matraquage politique infusent facilement. « J’ai croisé un élève de production animale que je connaissais à peine le lendemain de Sainte-Soline. Il a mimé les grenades qui éclatent en faisant “pou pou pou pou pou !”, se souvient Thomas. On s’était fait éclater, ça lui faisait plaisir. »
Il a mimé les grenades qui éclatent en faisant ‘pou pou pou pou pou !’
Farès
Enseignant dans le milieu depuis 1991, Gilles a constaté une radicalisation. « Il y a trente ans, c’était 50 % à gauche, 50 % à droite, et il y avait des maires socialistes dans le Mellois ! rigole-t-il comme d’une blague éculée. Maintenant, beaucoup votent RN et relaient les discours entendus dans les salons de techniques agricoles. Du moment qu’ils gagnent leur vie, bio ou pas bio, ils s’en foutent. »
Le temps des copains et de l’aventure terminé, les GPN ayant baigné dans la lutte emportent le sujet où qu’ils aillent. Devenu prof de judo, l’un tracte pour Sainte-Soline dans l’Ouest. De retour dans son Île-de-France natale, un autre forme le projet d’une ferme itinérante dans les Ehpad ou les écoles pour partager l’amour de l’agriculture paysanne. Une troisième, en stage dans une exploitation, organise des rencontres et des débats sur l’agroécologie. Dispersés mais pas désolidarisés pour autant. « Mercredi, j’ai reçu un appel d’un ami qui demandait si je pouvais le loger pendant la semaine d’actions antibassines, sourit Grégoire, resté dans la région après le BTS. Grâce aux bassines, on va se revoir. »