Tour du monde des résistances

L’imbrication des conflits armés et des effets du réchauffement climatique a bouleversé les équilibres planétaires. Dans ce contexte, le national-populisme progresse, avec ses régimes autoritaires. Mais en Ukraine, en Argentine, à Gaza, aux États-Unis, des citoyens se mobilisent pour un monde plus juste et plus solidaire.

Olivier Doubre  • 24 juillet 2024 abonnés
Tour du monde des résistances
Le 24 avril 2024, des migrants tentent d’arriver aux États-Unis par la frontière mexicaine, en voyageant sur un train de marchandises.
© Herika Martinez / AFP

Y a-t-il encore de grands « équilibres » mondiaux dans le monde dans lequel nous vivons ? « C’est terminé, à la fois d’un point de vue objectif et d’un point de vue subjectif », répond d’emblée Bertrand Badie (1), spécialiste des relations internationales et professeur émérite à Sciences Po Paris. « Ce que l’on appelait le ‘campisme’ est mort depuis que les grands blocs n’existent plus – même si la plupart des dirigeants occidentaux peinent à s’en persuader et veulent encore, pour certains, y croire –, notamment depuis la fin du bloc soviétique et alors que la plupart des dictatures demeurent dans le camp occidental. »

Ce que l’on appelait le ‘campisme’ est mort depuis que les grands blocs n’existent plus.

B. Badie

Le temps où l’Inde ou l’Algérie « s’alignaient » plus ou moins sur les positions du camp soviétique est bel et bien terminé, tout comme Israël n’obéit plus inconditionnellement aux États-Unis d’Amérique. De même, l’Arabie saoudite ou la Turquie, pourtant membre de l’Otan mais aujourd’hui proche de la Russie, ne sauraient être considérées comme des puissances directement adhérentes à l’ancien bloc occidental, ou « européo-états-unien », comme l’a parfois qualifié Bertrand Badie. Ce dernier souligne donc qu’« il n’existe plus de ‘suivisme’ unilatéral, bloc contre bloc », tel qu’on l’a connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et comme on le voit aujourd’hui dans les votes adoptés à l’Organisation des Nations unies (ONU).

Le monde connaît des déséquilibres internationaux structurels que les grands dirigeants étatiques semblent avoir du mal à appréhender. Le dérèglement climatique est aujourd’hui une des causes principales de l’instabilité internationale qui, bien qu’ignorée – à dessein – par beaucoup d’États, entraîne déjà des déplacements massifs de populations et une déstabilisation des terrains sociaux au sein de nombreux États. Le rapport 2023 de l’Internal ­Displacement Monitoring Centre, relayé par Oxfam, indiquait ainsi que le nombre des déplacés climatiques s’élevait à 32,6 millions d’individus en 2022.

Fin des automatismes

Pire, la Banque mondiale estime qu’au minimum 216 millions de personnes seront contraintes de fuir leur région d’origine d’ici à 2050. Quand d’autres ONG, tel le think tank australien Institute for Economics and Peace, évaluent un possible déplacement contraint de populations au niveau mondial à plus d’un milliard de personnes, dû non seulement au réchauffement climatique mais aussi aux conflits armés (dont beaucoup en découleront).

Lorsqu’on évoque ainsi les conflits au Sahel, on insiste sur les guérillas que mènent les groupes jihadistes dans ces contrées de plus en plus désertiques, alors que le dérèglement climatique en est l’une des causes principales – mais ignorée, ou tout au moins minorée, par les « grandes » puissances. De même, en Syrie, l’extension progressive de la désertification a entraîné un afflux massif de population, en particulier une grande part de la jeunesse, en direction des grandes agglomérations, qui fut assurément l’une des causes majeures de la contestation du régime Al-Assad et, bientôt, de la guerre civile qui ravage ce pays depuis fin 2011.

Cet étrange refuge vers un chef ou une identité tourne le dos aux grands problèmes internationaux.

B. Badie

Les conflits armés bouleversent donc les fragiles équilibres internationaux. Tandis que l’armée israélienne mène à Gaza une offensive meurtrière pour la population civile et que les affrontements au Yémen mettent en grande difficulté le trafic international de marchandises par le canal de Suez entre l’Asie et l’Europe, l’agression russe contre l’Ukraine a ramené la guerre sur le sol européen. Si les données officielles des pertes fournies par chaque camp sont généralement minorées, les soldats engagés par Vladimir Poutine dans son « opération spéciale » compteraient près de 1 000 morts ou blessés chaque jour depuis le début de l’année 2024, 355 000 depuis l’attaque de février 2022, d’après les chiffres du ministère britannique de la Défense publiés entre mars et avril.

« C’est d’abord la résistance sociale des Ukrainiens qui a défait l’offensive de Poutine sur Kyiv au tout début de son attaque, souligne Bertrand Badie, même si ce conflit est tout à fait différent de ceux que l’on a pu connaître durant la guerre froide. » Or les déséquilibres mondiaux y apparaissent encore plus aigus, contrairement au récit que tentent d’en faire les nations et les dirigeants de l’Otan. En témoigne l’incessante inquiétude de Volodymyr Zelensky, le président de l’Ukraine, en raison de la disparition de la logique « bloc contre bloc » qui avait cours durant la guerre froide.

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Il n’existe plus d’automatismes, de ralliements inconditionnels, de grands ensembles d’États soudés, comme on avait pu en connaître après 1945 et jusqu’en 1991, date de l’effondrement de l’Union soviétique. Ce sont désormais les relations bilatérales qui prévalent, induisant une fragilité chronique pour Kyiv, selon les alternances gouvernementales dans les pays qui sont ses soutiens. On sait sur ce point le danger que ferait courir la victoire de Donald Trump à la prochaine élection présidentielle états-unienne, candidat dont on connaît les proximités ou sympathies avec le régime en place à Moscou.

National-populisme

Le retour possible de Trump aux commandes des États-Unis en novembre ne serait qu’un exemple, après d’autres, de la progression des national-populismes un peu partout dans le monde : Viktor Orbán, premier ministre de Hongrie entre 1998 et 2002 puis depuis 2010, le parti réactionnaire PiS qui a gouverné la Pologne de 2015 à 2023, Jair Bolsonaro jusqu’en 2022 au Brésil et, depuis novembre 2023, Javier Milei en Argentine. Ce national-populisme d’extrême droite a en général la particularité de coupler le culte du chef, de la race ou d’une identité nationale (souvent fantasmée) avec un néolibéralisme débridé, pour ne pas dire outrancier, et des politiques autoritaires au sommet de l’État.

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L’exemple de l’Argentine de Milei est à ce titre quasi caricatural. Ainsi, en quelques mois, ce président « libertarien » a privatisé pas moins de 41 très grandes entreprises de son pays, dont la compagnie nationale Aerolineas Argentinas ou le géant pétrolier YPF, tout en se faisant octroyer les pleins pouvoirs, ce qui lui permettra de gouverner par décrets jusqu’à la fin 2025. Le droit de manifester a bien sûr été largement limité, mais surtout, en à peine quatre mois d’exercice de cet exécutif, la pauvreté a progressé de 13 points, pour concerner désormais 57 % de la population.

Ce type de régime ne peut qu’aggraver les déséquilibres mondiaux. Pour Bertrand Badie, « cette montée du ­national-populisme trouve sa source dans la décrédibilisation des institutions et des classes politiques ­traditionnelles » sur fond de recul des protections sociales, et « cet étrange refuge vers un chef ou une identité tourne le dos aux grands problèmes internationaux, déstabilisant encore plus les relations internationales, du moins le temps que ces régimes prouvent leur totale déconnexion avec la réalité et les problèmes auxquels leurs populations doivent faire face ».

On assiste ainsi à des crispations autoritaires, notamment dans certains pays du Sud global. Ces États, autrefois considérés comme appartenant à la périphérie du monde (comme le signifiait l’appellation « tiers monde »), expriment peut-être ainsi leur prise de conscience de leurs ressources et leur volonté d’entrer dans le jeu international, où jadis ils étaient bien peu acteurs.

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L’exemple des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est caractéristique de cette ambition. Le terme Bric, forgé par un économiste de la banque Goldmann Sachs, a été contesté par d’autres économistes qui y voient un ensemble informe, politiquement et économiquement. L’idée a cependant pris un début de réalité par la volonté de Poutine qui, saisissant en quelque sorte la balle au bond, a réuni ces pays très divers dans une sorte d’anti-G7. Sans doute meilleur diplomate que chef militaire, l’inamovible président russe, dont le pays est isolé à l’ONU et frappé par des sanctions financières, a réussi à agréger ces pays que d’aucuns qualifient d’émergents mais dont certains sont déjà de grandes puissances.

Contrecarrer les offensives néolibérales et autoritaires

Cet assemblage hétéroclite a donc été exploité par Poutine, tel « un instrument de compensation » (comme l’a écrit Bertrand Badie dans plusieurs articles) pour la Russie, marginalisée dans le jeu international depuis son agression contre l’Ukraine. Si cela ne constitue pas une véritable avant-garde d’un Sud structuré, son début d’organisation, même fragile, au-delà des pactes militaires, est un moyen aisé de souder des connivences et, pour ces États, d’apparaître comme actifs au niveau mondial.

Notre dossier d’été s’emploie à recenser et à mettre en lumière les initiatives citoyennes, associatives et politiques.

Aussi, après ces constats souvent inquiétants, quid des sociétés civiles dans ce désordre international teinté de bruits de bottes ? Matraquées par les mesures antisociales imposées par les dogmes néolibéraux depuis des décennies (on se souvient du « There is no alternative » de Margaret Thatcher au début des années 1980), soumises en première ligne aux conséquences du dérèglement climatique, toutes les populations ne désespèrent pourtant pas et s’organisent avec leurs moyens et une grande volonté pour résister à ces instabilités dont elles sont les premières à faire les frais.

Notre dossier d’été s’emploie à recenser et à mettre en lumière les initiatives citoyennes, associatives et politiques en mouvement pour contrecarrer les offensives à la fois néolibérales et autoritaires qui s’étendent à travers le monde, et pour tenter de préserver notre pauvre planète, bien trop malmenée par la concentration des richesses et l’exploitation sans vergogne de ses ressources par une minorité d’actionnaires et de milliardaires. Histoire d’entretenir l’espoir à la lecture de Politis cet été !

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Un monde de résistances
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