De quelle société rêvent les électeurs lepénistes ?

Le philosophe Michel Feher s’interroge en cette rentrée sur les raisons du vote Rassemblement national et les imaginaires de son électorat. Nous en publions ici des bonnes feuilles.

• 28 août 2024 abonné·es
De quelle société rêvent les électeurs lepénistes ?
© AFP / JOËL SAGET

Michel Feher, philosophe partageant son temps entre la France et les États-Unis, fondateur des très réputées éditions de sciences sociales Zone Books (New York), est également à l’origine de l’association Cette France-là, spécialisée dans l’analyse – voire la dénonciation – des politiques migratoires hexagonales, sur lesquelles il a écrit plusieurs livres. Il a aussi publié en 2017 un ouvrage remarqué sur le néolibéralisme financier et la nouvelle question sociale, Le Temps des investis (La Découverte, lire ici son entretien).


Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national, Michel Feher, La Découverte, 270 pages, 16 euros.

Sans doute l’hypothèse d’un égarement – précipité par les bouleversements de l’après-guerre froide et encouragé par un milieu politico-médiatique irresponsable – peut-elle apparaître comme un remède au découragement. Reste que traiter le vote RN d’exutoire malencontreux à un sentiment d’abandon revient à faire l’impasse sur son attractivité. Il n’est assurément pas question de nier que l’essor de l’extrême droite est étroitement corrélé aux transformations du travail, à la libre circulation du capital ou à la propagation de discours anxiogènes dans l’espace public.

Pour autant, on ne peut comprendre ce qui amène tant d’électeurs et d’électrices à se reconnaître dans le portrait que l’ex-Front national dresse de leur condition sans s’interroger sur les ressorts internes de son succès. Plutôt que de se borner à évoquer la détresse que ce parti exploite, rendre compte de la fidélité dont il bénéficie suppose de s’intéresser aux satisfactions dont il est le vecteur – soit à l’intelligibilité qu’il procure et aux espoirs que celle-ci fait naître.

Une autre lutte des classes

Dans un entretien datant de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2022, le sociologue Didier Éribon affirmait que glisser un bulletin Le Pen dans l’urne est un acte qui s’inscrit désormais dans un habitus de classe (1). Autrement dit, donner sa voix au parti d’extrême droite participerait de l’entretien d’une culture commune. Encore faut-il se demander comment les électeurs du RN conçoivent le groupe social auquel ils appartiennent mais aussi à qui ils font grief du sort injuste qui leur est réservé – tant il est vrai que la représentation d’une lutte est constitutive de toute conscience de classe.

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« Mélenchon a mobilisé un électorat qui ne votait plus », entretien avec Mathieu Dejean, Mediapart, 14 avril 2022.

Pour les marxistes, on le sait, les travailleurs puisent leur solidarité dans les intérêts qu’ils partagent et qui les opposent aux propriétaires de capitaux. Consubstantielle au salariat, la relation entre les deux classes relève de ­l’exploitation et repose sur la marchandisation du travail. Les salariés sont en effet payés au prix que le marché réserve à une marchandise appelée force de travail, et non à la hauteur de la valeur créée par leur labeur. La réappropriation de la plus-value ainsi captée par leurs employeurs constitue donc l’enjeu de la lutte où se forge leur conscience de classe.

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Tout autre est l’antagonisme mis en avant par le parti de Marine Le Pen : plutôt qu’aux tensions structurelles entre rémunération du travail et rendement du capital, il renvoie à une opposition de nature entre producteurs et parasites. Les premiers, qui comptent dans leurs rangs des chefs d’entreprise, des indépendants et des salariés, contribuent à la richesse nationale par leurs investissements, leur activité professionnelle et leurs impôts. Les seconds, qui sont tantôt des spéculateurs impliqués dans la circulation du capital, financier ou culturel, et tantôt des « assistés » bénéficiant de la redistribution des revenus et des droits, ne prospèrent qu’en accaparant le produit des efforts d’autrui.

La division de la société en contributeurs méritants et en prédateurs oisifs s’accompagne d’un imaginaire où le progrès social prend la forme de l’épuration.

Fondée sur la « valeur travail » – lointain rejeton de la théorie classique qui fait du travail le fondement de la valeur –, la division de la société en contributeurs méritants et en prédateurs oisifs s’accompagne d’un imaginaire où le progrès social prend la forme de l’épuration. Là où l’émancipation selon Karl Marx suppose l’avènement d’une classe dont les intérêts particuliers sont ceux de l’humanité tout entière, la révolution nationale qu’une formation telle que le RN appelle de ses vœux vise au contraire à restaurer une communauté saine et productive grâce à l’expulsion des éléments parasitaires infiltrés en son sein.

Dans la littérature académique anglophone, l’identification de la lutte des classes à un conflit entre producteurs et parasites reçoit parfois le nom de producerism (2). Or, s’il est vrai que les historiens et les politistes qui recourent à ce terme manquent rarement de l’associer à la vision du monde des formations nativistes, leurs travaux montrent également que le « producérisme » est loin de se réduire à une chasse gardée de l’extrême droite.

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Parmi les utilisateurs de ce terme figurent au premier chef des américanistes dont les travaux portent sur les mouvements sociaux du Gilded Age (âge doré du capitalisme). Pour sa part, l’historien Michael Kazin considère le « producérisme » comme le principal ressort des mouvements de ressourcement politique et moral qui jalonnent l’histoire du pays depuis la Déclaration d’indépendance. Voir The Populist Persuasion. An American History, Basic Books, 1995. Plus récemment, certains auteurs ont plus spécifiquement abordé l’antinomie du producteur et du parasite comme le conflit social privilégié par le populisme de droite : c’est le cas de Chip Berlet et Matthew N. Lyons dans Right-Wing Populism in America. Too Close for Comfort, The Guilford Press, 2000, et de Daniel Martinez HoSang et Joseph E. Lowndes dans leur remarquable essai intitulé Producers, Parasites, Patriots. Race and the New Right-Wing Politics of Precarity, Minnesota University Press, 2019. […] En français, le mot producérisme n’apparaît, à notre connaissance, qu’une seule fois, dans un bref texte du politiste belge Jérôme Jamin intitulé « Les nouveaux parasites », Politique, 25 juin 2008.

En France, aujourd’hui encore, le Rassemblement national n’en a aucunement l’exclusivité. Tant du côté des néolibéraux qu’au sein d’une gauche dite « populiste » ou nostalgique des Trente Glorieuses, le souci de faire peuple incline souvent à célébrer la valeur travail censément chérie par les producteurs de richesses et à lui opposer l’oisiveté qu’autorisent les rentes de situation. Force est néanmoins de reconnaître que les rivaux de l’extrême droite souffrent d’un double handicap dans l’exploitation du prisme producériste.

Moins à l’aise avec la racialisation des prédateurs voués à la vindicte – même si d’aucuns ne ménagent pas leurs efforts –, ils ont surtout plus de mal à les placer aux deux extrémités de l’échelle sociale. La gauche éprouve en effet quelque gêne à identifier des parasites d’en bas, tandis que la droite libérale n’est pas spontanément portée à dénoncer des parasites d’en haut. Que les citoyens sensibles à la stigmatisation des accapareurs et des fraudeurs préfèrent, selon la formule consacrée, l’original lepéniste à ses bancales copies s’explique donc à la fois par le pouvoir heuristique d’une racialisation des dispositions prédatrices et par le plaisir esthétique qu’offre la symétrie des menaces dont le parti lepéniste se propose de préserver les honnêtes gens.

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Les autres forces politiques seraient-elles alors mieux inspirées de délaisser une axiologie qu’elles manient moins bien que le RN ? Constatant que, loin de favoriser les transfuges d’improbables « fâchés pas fachos », les efforts qu’elles déploient pour intégrer la condamnation du parasitisme dans leurs propos et dans leurs programmes servent surtout à conforter la légitimité des « fachos pas trop fâchés » – pour reprendre un lapsus du même Jean-Luc Mélenchon (3) –, ne gagneraient-elles pas à s’épargner d’infructueux emprunts ?

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L’incident se produit à la télévision le 13 juin 2022, soit au lendemain des élections législatives : parti pour inverser sa formule fétiche, le chef de file des Insoumis a saisi qu’il était en train de commettre une erreur et a cru pouvoir l’amortir en ajoutant un « pas trop » du plus mauvais effet…

Encore leur faudrait-il assumer qu’en s’interdisant toute compromission avec le producérisme racialisé, elles n’entameront pas davantage l’attrait que celui-ci exerce sur une part conséquente de la population. Autrement dit, qu’elles s’aventurent sur le terrain de la lutte des classes d’extrême droite ou qu’elles ne veuillent compter que sur leurs propres ressources doctrinales, la gauche éco-socialiste et la droite néolibérale doivent se résoudre à demeurer durablement minoritaires. Reste alors à s’interroger sur les perspectives qu’ouvre un tel dilemme.

La demande et l’offre

Les pages qui précèdent ne sont certes pas les premières à questionner la pertinence de la figure du « fâché pas facho ». Dans le champ des sciences sociales, un nombre croissant d’enquêtes montrent que, pour les sympathisants du RN, confier sa voix à « Marine » – voire, depuis peu, à « Jordan », son héritier présumé – relève bien moins d’un geste de défiance ou d’un cri de désespoir que d’une marque d’allégeance à la norme méritocratique censée guider la conduite des gens ordinaires.

Le désir d’épuration (…) se laisse difficilement interpréter comme une soif de changement radical.

Les électeurs lepénistes, relatent les chercheurs qui prennent le temps de les écouter, rapportent volontiers leur choix à la défense d’un droit de disposer des fruits de son travail ; droit auquel les Français seraient majoritairement attachés mais dont les agissements de certaines minorités entraveraient l’exercice. Telle qu’elle ressort de ces entretiens, la racialisation des fauteurs d’abus apparaît alors comme une forme de surlignage de la frontière morale derrière laquelle les enquêtés aspirent à faire société (4).

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Particulièrement éclairantes à cet égard sont les enquêtes menées par Violaine Girard dans la banlieue lyonnaise – Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017 –, par Benoît Coquard dans le Grand Est – Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, 2019 – et par Félicien Faury dans la région Paca – Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

Sans doute les personnes interrogées reconnaissent-elles que la superposition des souches et du mérite n’est pas parfaite – notamment parce que des « Gaulois » se retrouvent aussi bien parmi les « assistés » qui vivent aux frais de la collectivité que chez les nantis qui « se gavent » aux dépens des autres contribuables. Reste que, selon elles, ces exceptions ne sont là que pour confirmer la règle ou, mieux encore, pour attester d’une contamination par osmose. Ainsi les natifs qui optent pour le chômage ne feraient-ils qu’imiter les allocataires étrangers qu’ils ont sous les yeux, tandis que les riches qui s’exemptent des règles communes n’auraient en réalité d’autre domicile que le milieu hors-sol des financiers transnationaux.

Le désir d’épuration, concurremment éthique et ethnique, qui s’exprime dans les propos recueillis se laisse difficilement interpréter comme une soif de changement radical.

Éditions La Découverte

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Idées
Temps de lecture : 8 minutes