Millerand, ou l’impossible revanche de l’exécutif

Emmanuel Macron n’est par le premier président de la République à vouloir bafouer le résultat du vote populaire. En 1924, rappelle Francis Daspe, secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée, Alexandre Millerand l’avait tenté avant d’être contraint à la démission par le Cartel des gauches.

Francis Daspe  • 3 août 2024
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Millerand, ou l’impossible revanche de l’exécutif
Alexandre Millerand, président de la République, le 12 avril 1924, en compagnie de la reine Marie de Roumanie. Deux mois plus tard, le Cartel des gauches obtenait sa démission.
© Agence Rol (Domaine public), via Wikimedia Commons

Le 11 juin 1924, le président de la République Alexandre Millerand, élu quatre ans auparavant, démissionnait de ses fonctions. Un mois plus tôt, jour pour jour, les élections législatives avaient vu la victoire du Cartel des gauches nanti d’une majorité en sièges confortable. À la suite de la démission du gouvernement Poincaré, ultime gouvernement issu du Bloc national (à l’origine de la chambre bleu-horizon de 1919), la nouvelle majorité votait une motion de défiance contre le président de la République.

Elle lui reprochait d’avoir « soutenu une politique personnelle » ; en conséquence, reprenant la formule de Gambetta de 1877, elle lui enjoignait de « se soumettre ou de se démettre ». En cause, ses prises de position politiques, notamment le discours prononcé à Évreux le 14 octobre 1923, dans lequel il demandait encore le renforcement du pouvoir exécutif et la réduction du rôle du Parlement. Il est possible de se hasarder à établir une filiation avec le discours que prononcera en 1946 le général de Gaulle à Bayeux.

Quand la République écartait le présidentialisme

Dès son élection à la présidence, Millerand avait publiquement exprimé sa conception d’un président plus actif…

Pour Alexandre Millerand, il s’agit en quelque sorte de jouer la revanche du match de 1877. C’est l’affrontement entre deux conceptions diamétralement opposées du rôle dévolu au président de la République. En 1877, au début de la IIIe République, la crise s’était traduite par la démission de Mac-Mahon, c’est-à-dire par la victoire du législatif sur l’exécutif. Des épisodes de nature quasi identique, se dénouant de façon similaire, avaient eu lieu un peu avant, avec la démission en 1873 du président Thiers, un peu après avec celle du président Casimir-Périer en 1895. La IIIe République serait donc parlementaire, ayant su écarter les tendances présidentialistes ou bonapartistes bien réelles.

Dès son élection à la présidence, Millerand avait publiquement exprimé sa conception d’un président plus actif, se refusant à ce qu’il soit cantonné dans un rôle purement honorifique ou décoratif. Ironie de l’Histoire, alors jeune dirigeant socialiste (il fut en 1899 le premier socialiste à participer à un gouvernement dit bourgeois), il avait combattu vingt-cinq ans plus tôt cette conception favorable à l’exécutif, c’est-à-dire l’exact inverse, au détriment du président de l’époque Casimir-Périer qui avait fini par démissionner. Devenu président, il n’aura de cesse de procéder à une révision de la Constitution afin de renforcer les pouvoirs du chef de l’exécutif.

Blocage institutionnel

Les élections législatives du 11 mai 1924 indiquent clairement une alternance politique entre le Bloc national et le Cartel des gauches. D’où la démission en toute logique du gouvernement Poincaré dans un premier temps. Mais l’enchaînement des faits ne va pas se dérouler aussi harmonieusement que l’application des institutions auraient pu le laisser croire. L’engagement inhabituel d’un président de la République au cours de la campagne n’était pas de nature à fluidifier l’alternance. Millerand s’était impliqué en faveur du Bloc national sortant.

Dans ces conditions, le radical Edouard Herriot refuse d’être nommé à la tête du gouvernement par le président Millerand, tant les reproches faits à celui-ci sont forts. Aucun autre dirigeant de la coalition victorieuse du Bloc des gauches n’accepte d’ailleurs cette fonction. Une situation de blocage survient, dans laquelle l’exécutif pense avoir toujours la main. Les faits vont le démentir cruellement.

Défaite du pouvoir exécutif

Il opte pour la désignation comme chef de gouvernement de Frédéric François-Marsal qu’il contrôle. Il peut ainsi faire lire par le nouveau président du Conseil le message du 10 juin, dans lequel il défend sa position concernant les prérogatives à octroyer au président de la République, allant jusqu’à dénoncer un « acte révolutionnaire » de la part de ses opposants. La réussite de l’initiative n’est pas au rendez-vous. Au contraire, la chambre des députés durcit le ton.

Un siècle après, nous sommes confrontés à une situation avoisinante, à défaut d’être similaire.

Elle adopte une motion portée notamment par Edouard Herriot et Léon Blum. Elle décide « de ne pas entrer en relation avec un gouvernement qui, par sa composition, est la négation des droits du Parlement, refuse le débat constitutionnel auquel elle est conviée et décide d’ajourner toute discussion jusqu’au jour où se présentera devant elle un gouvernement constitué conformément à la volonté souveraine du pays ». Alexandre Millerand doit donc se résoudre à démissionner le lendemain 11 juin. Même si le Cartel des gauches ne parvient pas à faire élire à la présidence de la République son candidat (Paul Painlevé est battu par Gaston Doumergue), c’est cependant Edouard Herriot qui formera le nouveau gouvernement, rendant effective l’alternance.

Cette crise se termine par la nouvelle défaite du pouvoir exécutif. Alexandre Millerand avait cru pouvoir jouer la revanche de la crise du 16 mai 1877, au prix d’un déni de l’expression de la souveraineté populaire incarnée par le verdict des élections législatives de 1924. Un siècle après, nous sommes confrontés à une situation avoisinante, à défaut d’être similaire. Difficile de prévoir avec certitude de quelle manière l’actuel imbroglio pourrait se dénouer, tant à court terme qu’à moyen terme.

Sur le même sujet : Charlotte Girard : « On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure »

La brutalisation ou la démission

Le débat est récurrent, constamment renouvelé. Dans l’entre-deux-guerres, Millerand ne fut pas le seul responsable politique à se saisir de ces préoccupations institutionnelles. Ce fut le cas également de Gaston Doumergue ou André Tardieu. Et même de Pierre Laval, dont l’évolution ultérieure sous le régime de Vichy relève d’une autre nature. Les partisans d’un exécutif fort parvinrent à obtenir satisfaction avec le retour au pouvoir en 1958 du général de Gaulle et l’adoption de la constitution de la V° République.

Mais le caractère autoritaire de cette monarchie républicaine ou de ce « coup d’état permanent » était tempéré par la pratique gaullienne du retour au peuple pour dénouer les crises politiques, avec l’utilisation de la dissolution et du référendum. Et par le respect de la souveraineté populaire alors exprimée.

Aujourd’hui, en ces temps d’imperium jupitérien, la réalité est insaisissable et complexe. Car en bafouant ce qui fonde le contrat démocratique, le respect du vote populaire, il ne reste plus qu’une alternative : ou la poursuite de la brutalisation des citoyens, ou le choix de la démission. Autrement dit soit la fuite en avant, soit le pas de côté…

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