À Raqqa, les petites mains de la reconstruction

Privés de l’aide de l’ONU, les enfants du camp informel de déplacés de Sahl-Al-Banat, en périphérie de Raqqa, au nord-est de la Syrie, survivent en recyclant du plastique et du métal. Des matériaux essentiels au relèvement de la ville, soumise à un embargo commercial.

Lily Chavance  et  Clémentine Mariuzzo  • 28 août 2024 abonnés
À Raqqa, les petites mains de la reconstruction
Dès l'aube, les enfants ramassent du plastique pour 1,50 euro le kilo.
© Lily Chavance

Reportage effectué avec Jiwan Mirzo.


Au milieu de la fumée noire qui émane du camp de Sahl-Al-Banat, virevoltent dans le ciel de petites taches multicolores. En apparence : un lâcher de ballons. En réalité : des centaines de sacs en plastique, témoins de la pollution qui règne dans ce camp de déplacés à l’ouest de Raqqa. Détruite depuis la fin du califat, cette ancienne capitale autoproclamée de l’« État islamique » en Syrie tente de se reconstruire malgré les stigmates.

Sous les 45 °C de l’été syrien, l’air déjà suffocant devient irrespirable. À quelques mètres de chez la petite Kholoud, 10 ans, la décharge à ciel ouvert lâche ses effluves. Depuis 5 heures du matin, l’enfant crapahute, le dos courbé, en sandales dans les ordures. Sa « seule richesse », sourit-elle en montrant du doigt l’étendue funeste où s’entassent cadavres de bouteilles et restes d’emballages alimentaires. Au creux de sa main, un florilège d’objets multicolores. Non pas des jouets, mais des plastiques que la fillette collecte avec soin.

Je suis contente de faire vivre mes proches, mais c’est vraiment une vie de merde. 

Kholoud

Elle est chétive, car les poids qu’elle transporte depuis l’âge de 7 ans l’empêchent de grandir. Arrivée il y a huit ans dans le camp, déplacée de la province de Deir Ezzor, dans l’est de la Syrie, la famille de Kholoud vit dans une pauvreté extrême et se nourrit grâce au travail de la petite fille. D’un souffle cynique, l’enfant admet : « Je suis contente de faire vivre mes proches, mais c’est vraiment une vie de merde. »

Une ou deux fois par jour, au passage du camion-benne, enfants et adolescents se ruent vers leur nouveau trésor : tout doit être collecté. De l’aube jusqu’à 23 heures, ils ramassent du plastique pour 1,50 euro le kilo. Une fois entassé, le butin encore fumant et puant est acheté par des transporteurs qui enchaînent les trajets vers les centres de tri de Raqqa. Dans d’anciens garages ou locaux de fortune, femmes et enfants poursuivent le travail.

Exploités par des pseudo-employeurs, les enfants sont les piliers du processus du recyclage des plastiques. (Photo : Lily Chavance.)

Sans gants, dans ces espaces mal aérés et envahis par la saleté, ces travailleurs de la misère classent les divers types de plastique avant de les envoyer à leur destination finale : l’usine de recyclage. Situées dans les provinces voisines, ces fabriques transforment le plastique en tuyaux de canalisation et en câbles électriques : matériaux essentiels pour la reconstruction de Raqqa.

Cette boucle bien ficelée est loin du cycle idéal de recyclage. Exploités par des pseudo-employeurs, les enfants sont les piliers de ce processus. Interrogés, les responsables des centres de tri qui rémunèrent ces jeunes pour leurs collectes nient se fournir auprès des camps, prétextant une « mauvaise qualité du plastique ». Cependant, chaque microparticule, depuis son dépôt dans la décharge jusqu’à son tri avant l’arrivée à l’usine, a été manipulée par la main d’un enfant comme Kholoud. Et encore pire mensonge : une fois transformés, les objets sont vendus comme matériaux géorgiens dits « de qualité supérieure ».

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Ce plastique n’est pas le seul matériau à servir à la reconstruction de Raqqa. Au milieu des tentes de Sahl-Al-Banat, une quinzaine de forges de métal recrachent leurs fumées. Dans le brouhaha des machines s’affairent Suleyman, gérant du site, et ses employés. Objectif : détordre, faire fondre et reforger des bouts de métaux. Si les enfants ne collectent pas les matières premières – provenant des bâtiments effondrés de la ville –, ce sont bien eux qui, au sein des usines, forgent.

Dans toutes les manufactures, vous verrez des enfants travailler.

Sami

Au milieu de la fumée, un visage juvénile. Sami a 18 ans, mais travaille dans l’usine de ses cousins depuis trois ans. « Homme à tout faire », tel qu’il se décrit, le garçon vit dans le camp. Ce travail vital, payé environ 5 euros par jour, fait sa fierté et celle de sa famille. À son embauche, Sami n’avait que 15 ans. Un sujet qui embarrasse Suleyman, le patron de l’usine. En pointant du doigt la fabrique voisine, il confesse et minimise : « Dans toutes les manufactures, vous verrez des enfants travailler. Et au marché, ce sont eux qui revendent le métal poli. »

50 % des bâtiments reconstruits

À quelques kilomètres du camp, dans le marché au métal de Raqqa, l’affirmation de Suleyman se confirme. La plupart des enfants qui fignolent les dernières commandes viennent de Sahl-Al-Banat, comme Hamadi, qui s’occupe de détordre des pièces. Le garçon, âgé de 13 ans, est conscient de la destination des métaux qu’il travaille. Sur place, entreprises professionnelles ou ouvriers amateurs achètent pour construire à Raqqa. L’âge de certains travailleurs ne choque pas Mohammad, administrateur du marché qui les a embauchés. Il tapote le dos du gamin, qui s’affaire devant sa machine depuis 7 h 30 du matin : « Il travaille bien, et ces garçons doivent gagner leur vie. » Hamadi sourit, partagé entre fierté et retenue.

Détruite à 80 % entre 2014 et 2017, à sa libération, Raqqa n’était plus qu’un tas de ruines où tout était à reconstruire. (Photo : Lily Chavance.)

Essentiel à la survie des enfants, leur travail l’est aussi pour le soutien à la reconstruction de Raqqa, qui, prise dans un embargo commercial, peine à renaître. À la fin du califat, seule une odeur de mort s’échappait des gravats fumants de l’ancienne capitale autoproclamée de l’« État islamique ». Détruite à 80 % entre 2014 et 2017, à sa libération, la ville n’était plus qu’un tas de ruines où tout était à reconstruire.

Le conseil civil de Raqqa, fondé en 2017, vantait un modèle rayonnant pour la reconstruction de la ville et de la région. Mais le Caesar Syria Civilian Protection Act, adopté en 2020 par les États-Unis, membres de la coalition, a gelé tout échange de marchandises avec la Syrie. Cette loi, promulguée par Donald Trump, sanctionne tout gouvernement, entité ou personne aidant le régime syrien à se reconstruire. Une conséquence lourde qui a anéanti toute importation extérieure de matériaux, compliquant encore davantage la tâche des habitants, seuls pour rebâtir leur ville. Aujourd’hui, plus de 50 % des bâtiments détruits ont été reconstruits.

Un travail non reconnu

Sahl-Al-Banat est un camp « informel ». L’ONU ne le reconnaît pas comme un camp de déplacés, mais comme un regroupement de personnes ayant choisi de venir s’installer ici, dans cette poubelle à ciel ouvert. Conséquence de ce déni onusien : les habitants ne peuvent bénéficier d’aucune aide internationale ni d’une présence régulière des ONG. Seulement quelques-unes d’entre elles, locales, aident les 1 800 familles qui y vivent. Sur les 111 camps, comme Sahl-Al-Banat, que compte le Nord-Est syrien, seuls cinq sont reconnus par l’ONU comme camps formels de déplacés.

Ahmed Chkhmous, ministre chargé des populations déplacées au sein de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (Aanes), met un point d’honneur à affirmer que « les camps sont devenus des armes politiques ». Selon lui, l’ONU serait « influencée par la Syrie de Bachar Al-Assad et la Turquie ». Reconnaître ces espaces comme « camps de déplacés » serait « admettre que les exilés venant de Syrie et des régions sous occupation turque seraient en danger et donc que ces pays ne respecteraient pas les droits humains ».

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Malgré cela, l’Aanes ne considère comme formels que 17 camps dans la région – excluant Sahl-Al-Banat. Cette reconnaissance locale permet une maigre aide aux ressources pour les habitants et une sécurité militaire essentielle à la lutte contre Daech, qui trouve ses nouvelles recrues dans la misère des camps informels et s’y installe.

Nous n’avons aucun moyen pour aider les enfants à survivre sans les faire travailler.

A. Chkhmous

Dans un balbutiement, Ahmed Chkhmous avoue : « Si nous reconnaissions plus de camps, il est certain que cela aiderait l’ONU à entamer les démarches de son côté. » Le diplomate soupire : « Le problème est que nous n’avons pas assez d’hommes pour surveiller les camps et aucun moyen pour aider les enfants à survivre sans les faire travailler. » Seule solution, d’après le ministre : « Déplacer les habitants des camps informels dans les camps reconnus. » Un projet utopique, alors que ceux-ci sont déjà surpeuplés.

Face à la non-reconnaissance des camps par l’ONU et l’Aanes, le travail des enfants est donc devenu inévitable. Une situation humanitaire catastrophique qui semble profiter à l’administration autonome malgré elle. Bien que le ministère du Travail de l’Aanes affirme que « la reconstruction de Raqqa serait possible sans le travail des enfants », l’ONG Save the Children estime à 3 000 le nombre d’enfants employés dans le secteur du bâtiment dans la ville. Et ces chiffres ne comptent pas toutes les petites mains comme Kholoud, Sami ou Hamadi, qui, elles aussi, ne sont qu’« informelles ».

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