À Calais, « la mort se voit un peu partout »
En deux semaines, au moins 21 personnes sont mortes en voulant traverser la Manche. Les dizaines de naufragés ne peuvent compter que sur le tissu associatif qui tente de pallier l’abandon des pouvoirs publics.
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Frontex : entre critiques croissantes et expansion controversée Exilé·es : accueillir aussi la souffrance Immigration : comment l’Europe se durcitAmir* se baisse pour tapoter ses chaussures de sport : oui, elles sont bien humides et du sable s’est engouffré à l’intérieur. Vers 4 h 30 du matin, lundi 16 septembre, l’homme d’une quarantaine d’années a essayé de fuir la France depuis la plage de Wimereux, à 35 kilomètres au sud de Calais. Ils étaient une cinquantaine sur un bateau de moins de dix mètres de long, dont plusieurs familles avec des enfants. L’embarcation a eu un problème à quelques mètres du rivage. Ils ont été contraints de revenir.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Sur la plage plongée dans l’obscurité, Amir et les autres exilés qui ont tenté la traversée pour rejoindre l’Angleterre pensaient trouver des secours. Ce sont cinq camions de CRS qui les attendaient. Les policiers étaient casqués et munis de LBD. Des personnes à bord ont rapporté l’usage de gaz lacrymogène. Dans la cohue provoquée par le nuage âcre, plusieurs se sont blessés en tombant, comme cette mère qui a dû être emmenée seule à l’hôpital par les pompiers.
Amir regarde autour de lui. Certes, contrairement au naufrage de la veille ayant fait au moins huit morts, à celui du 7 septembre où un enfant reste porté disparu, et à celui du 3 septembre où au moins douze personnes sont décédées, là, tout le monde est sain et sauf. Mais il pleut, personne ici n’a de tente et lui n’a rien à manger. Certains partent dans un lieu de vie improvisé à une centaine de mètres. La plupart attendent le premier train pour rentrer à Calais. À Axel, coordinateur pour Utopia 56, et Gaëtan, bénévole pour l’association, Amir a cette question simple qui résume bien la situation locale : « Pourquoi la police nous empêche de partir en mer et nous harcèle à Calais ? »
La réponse se trouve dans le durcissement des politiques migratoires que les associations constatent au quotidien. À terre, les lieux de vie des exilés sont démantelés toutes les 48 heures. Cette décision, dite de « zéro point de fixation », date de 2016 et a été prise sous l’impulsion du socialiste Bernard Cazeneuve. En s’accentuant, la détresse multiplie les départs en mer qui se comptent parfois par plusieurs dizaines par jour sur tout le littoral. Depuis quelques mois, avec la militarisation de Calais, Axel note que les départs en camion se font plus rares.
En revanche, les bateaux partent de plus en plus loin. Depuis Boulogne, voire Le Touquet, à plus de 80 km de Calais. « Ça fait presque dix heures de traversée dans des bateaux surchargés. Tous ces facteurs sont dus à la politique répressive à la frontière. C’est pour cette raison que l’on dit que l’État est responsable de ces morts », souffle Axel. Au moins 46 personnes sont décédées en tentant de rejoindre la Grande-Bretagne depuis le début de l’année.
Axel a passé les dernières 24 heures à apporter de l’aide et à croiser les informations après le naufrage du 15 septembre. Avant d’entamer la maraude et de parcourir le littoral, à 2 h 30, le jeune coordinateur peine à raconter ce qu’il s’est passé.
« Après avoir été accueillis dans un centre ouvert par le maire d’Ambleteuse [la commune où l’embarcation a été repérée dans la nuit, N.D.L.R], les 45 personnes ont été interrogées au centre de rétention administratif de Coquelles, sans eau ni nourriture, et ce, pendant dix heures. Après ces dix heures, elles ont été relâchées. Sans aucune forme d’accompagnement psychologique, ni proposition de mise à l’abri. Six autres personnes ont été emmenées à l’hôpital. Rien ne leur a été proposé à la sortie. »
Les rescapés livrés à eux-mêmes
Ce sont les associations et les maisons solidaires qui se démènent pour retrouver les survivants, leur proposer des vêtements, un abri, un suivi psychologique, et procéder à toutes les démarches administratives liées à la mort : suivi du corps, accueil des proches, organisation de l’enterrement ou du rapatriement. Les pouvoirs publics, eux, ne font rien, sinon contribuer à créer les conditions permanentes d’une indignité dans la vie comme dans la mort.
Un exemple concret : le lendemain du naufrage du 3 septembre, le plus meurtrier depuis 2021, les personnes secourues – en grande partie d’origine érythréenne – ont voulu retourner seules à « BMX », un lieu de vie où elles ont leurs habitudes, le long d’infrastructures sportives. Mais il n’y avait plus rien : la préfecture avait procédé à une « mise à l’abri ». La police avait démantelé le campement et fait monter les personnes volontaires dans des bus pour les mener dans des centres d’hébergement souvent situés très loin de la ville. Celles qui refusent sont placées au commissariat et relâchées le lendemain. Devant le camp tout juste vidé, les naufragés ont été livrés à eux-mêmes.
Plusieurs maisons solidaires, comme La Margelle ou Effata, ont pu accueillir certains d’entre eux. À Effata, huit personnes ont été hébergées pendant trois nuits. Deux d’entre elles avaient perdu une sœur, et un autre avait vu son cousin et un ami mourir. Parmi elles, aussi, « une personne qui est restée un temps dans le coma à l’hôpital et qui, à son réveil, avait dû se débrouiller seule », raconte Camilia, l’une des coordinatrices de cette maison.
À La Margelle, un homme a été logé après avoir été hospitalisé, ainsi qu’une famille pendant deux jours. Elle avait perdu un proche. Le corps n’a pas pu être récupéré. « C’est encore plus dur pour les proches de personnes disparues. La décision de les accueillir se fait en concertation avec les autres personnes déjà hébergées. Ce n’est pas un choix facile », explique Jeanne et Marianne, les sœurs jumelles qui s’occupent du lieu.
Pour le naufrage du 3 septembre, c’est la lenteur administrative qui a choqué Feyrouz Lajili, coordinatrice pour Médecins sans frontières. « Un mineur a été placé à l’hôpital. Il avait perdu sa cousine. L’enfant est resté seul une semaine à l’hôpital sans accompagnement psy avant d’être récupéré par France terre d’asile », déplore-t-elle. Dès le lendemain du naufrage, la coordinatrice a multiplié les appels avec les structures institutionnelles : le 115, la cellule d’urgence médico-psychologique (1) (CUMP), la permanence d’accès aux soins de Calais… Les jours passent. Elle avait recensé les besoins pour 15 personnes.
Ce dispositif, créé en 1995 après les attentats au RER Saint-Michel, assure la prise en charge des victimes confrontées à un événement traumatisant.
Finalement, l’information n’est pas passée entre les structures. Une mise en danger dénoncée par MSF dans un courrier transmis le 11 septembre aux préfets du Nord et des Hauts-de-France, Bertrand Gaume, au préfet du Pas-de-Calais, Jacques Billant, ainsi qu’à Agathe Cury, sous-préfète du Pas-de-Calais. Consulté par Politis, le document liste les problèmes rencontrés depuis le mois de janvier. Signé par le directeur France de MSF, Xavier Crombé, il conclut en affirmant « qu’il est grand temps d’adapter le dispositif de prise en charge psychologique des victimes de catastrophe aux personnes exilées ». Car depuis les deux drames de septembre, c’est Chloé Hannebouw, la psychologue de MSF qui a pu prendre en charge quatre personnes sur les 15 que MSF avait repérées.
Lundi après-midi, après ce courrier et une réunion tenue quelques jours plus tôt entre la sous-préfète du Pas-de-Calais et plusieurs associations, une proposition d’accompagnement avait été formulée par la directrice du centre hospitalier de Calais, Caroline Hennion. Dans ce mail consulté par Politis, la Pass propose que « les personnes le souhaitant (intervenants bénévoles ou professionnels, personnes migrantes) puissent bénéficier d’un accompagnement psychologique » suite au naufrage du 15 septembre. Une idée qui va dans le bon sens, même si le créneau reste très limité : de 14h à 17h, programmé… le jour-même de l’envoi du mail.
Accompagner les familles endeuillées
Parmi les personnes que Chloé Hannebouw a suivies, deux se trouvent en situation de stress aigu. Elles revoient la scène, font des cauchemars pendant la journée et la nuit. « Elles ressentent beaucoup de culpabilité de n’avoir rien pu faire pour leur proche décédé. Une autre personne était en situation d’épuisement après plusieurs tentatives de départ. Elle a perdu l’appétit. Elle est isolée », explique Chloé Hannebouw. Elle est la seule à assurer un suivi psychologique à plein temps à Calais.
Ces personnes ne sont pas décédées pour rien mais par la faute de choix politiques.
Sinon, c’est à la permanence d’accès soin santé (Pass) qu’on peut trouver de l’aide. Une psychologue est arabophone, c’est une chance, mais elle travaille à mi-temps. Selon plusieurs associations, la CUMP n’a plus été vue sur le terrain depuis le naufrage de 2021. Environ mille personnes survivent à Calais et mille à Grande-Synthe.
Si Chloé Hannebouw est formée à cette activité, ce n’est pas le cas des trois coordinatrices du Refugee Women’s Centre. Cette association s’occupe d’accompagner les femmes seules ou avec enfants sur le littoral. Elle dispose d’une permanence en non-mixité à l’accueil de jour du Secours catholique. Lundi après-midi, à l’Auberge des migrants où elles ont leur bureau, le soleil a beau être doux, il n’efface pas la tristesse qui pèse sur Louise, Marie et Alexia.
« Cette année, c’est vraiment particulier. Tu vois un peu plus la mort partout », soupire Louise. « Quand ce sont des femmes qui décèdent en mer, on les suivait avant. C’est le cas pour deux d’entre elles qui étaient là depuis fin juin. Elles avaient essayé de partir une quinzaine de fois », poursuit Alexia. « Tu passes d’une famille endeuillée à une autre », regrette Marie.
Comme à chaque fois, une commémoration devant le parc Richelieu, à Calais, est organisée le lendemain de l’annonce d’un naufrage dans les médias. « On est là toutes les semaines, en fait », soupire Feyrouz Lajili. Les regards entre associatifs se croisent pudiquement. Certains s’enlacent. Une soixantaine de personnes est là. Après une minute de silence, plusieurs personnes parlent librement. L’une d’entre elles évoque ces ferrys de touristes qui partent sans souci en Angleterre. Une autre conclut son propos ainsi : « Ces personnes ne sont pas décédées pour rien mais par la faute de choix politiques. »