Avec Michel Barnier, l’éducation à la sexualité en plein brouillard
Alors qu’un programme inédit d’éducation à la vie relationnelle, affective et à la sexualité devait être lancé dès la rentrée, les remaniements successifs ne font que retarder cet outil précieux contre les violences sexuelles.
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L’extrême droite et le procès Mazan Procès de Mazan : de la défense à l’indécence À Paris, en soutien à Gisèle P. : « On en a marre de survivre » Comment la définition pénale du viol influence le procès des violeurs de MazanDe la brume épaisse au brouillard total. Alors qu’un programme d’éducation à la sexualité traîne dans les tiroirs du ministère de l’Éducation nationale depuis que le Conseil supérieur des programmes a rendu son projet le 5 mars, la dissolution décidée par Emmanuel Macron en juin est venue compliquer l’agenda. Et l’arrivée à Matignon de Michel Barnier, figure historique de la droite ultra-conservatrice sur le plan sociétal – il a voté contre la décriminalisation de l’homosexualité en 1981 et contre le remboursement de l’IVG – ne rassure en rien les associations de prévention et de sensibilisation sur les enjeux autour de la sexualité.
« Qu’il y ait un recul avec Michel Barnier, très probablement », craint Sophie Barre, membre du collectif #NousToutes. Elle est rejointe par Amandine Berton, directrice générale adjointe de la Fédération nationale des centres d’Information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF) : « Nos inquiétudes sont très vives : pouvons nous attendre de Michel Barnier qu’il prenne le sujet à bras-le-corps avec le ou la prochaine locataire de la rue de Grenelle ? J’ai des doutes. »
Ce programme venait pourtant répondre à une situation alarmante : d’après une enquête réalisée en 2021 par #NousToutes, sur près de 11 000 personnes ayant réalisé au moins une année au collège et au lycée depuis 2001 – date de l’entrée en vigueur de la circulaire rendant obligatoires trois séances d’éducation à la sexualité par an -, seuls 13 % d’entre elles ont pu bénéficier de ces enseignements. Inversons le chiffre pour qu’il soit plus parlant : 87 % des répondants n’ont pas pu bénéficier de ces trois séances annuelles devant aborder « une vision égalitaire des relations entre les femmes et les hommes » et « l’apprentissage du respect dû au corps humain », selon la définition de la circulaire.
« Si on n’investit pas l’éducation, on se retrouvera sans cesse à devoir écoper le navire », alerte Ynaée Benaben, co-fondatrice d’En avant toute(s), une association de sensibilisation contre les violences sexistes et sexuelles. En 2023, le nombre de crimes et délits à caractère sexuel enregistré par les services de police et de gendarmerie a augmenté de 6 %, après avoir déjà augmenté en moyenne de 11 % entre 2016 et 2021. Et ce chiffre ne compte pas les violences conjugales et intra-familiales, ni les violences qui ne font pas l’objet d’une plainte ou d’une main courante.
On nous a avancé toute l’année que ce programme allait être sur les rails dès la rentrée.
S. Durocher
Ces appréhensions se sont renforcées alors que des doutes existaient déjà sur l’application de ce programme dès cette année. Démissionnaire lorsqu’elle a tenu sa conférence de presse de rentrée, le 27 août, Nicole Belloubet indiquait que les programmes étaient « en cours de finalisation ». « Ils seront dès que possible présentés au Conseil supérieur d’éducation et publiés », temporisait-elle. « On nous a avancé toute l’année que ce programme allait être sur les rails dès la rentrée », souffle Sarah Durocher, présidente du Planning familial.
« Retard technique »
Obtenus par Politis, les ordres du jour du dernier CSE, tenu jeudi 5 septembre, et le prochain, fin septembre, ne contiennent pourtant pas d’éléments sur l’éducation à la sexualité. Le cabinet de la ministre ne peut que reconnaître « l’impact » de la « situation politique » sur le calendrier.
« On est dans un retard technique, pas dans un coup tordu politique », tient à rassurer Frank Burbage, co-président du groupe chargé de l’élaboration du projet de programme. Mais la nomination de Michel Barnier comme premier ministre pourrait stopper net les avancées arrachées depuis un an. Et ce, malgré les nombreuses péripéties politiques, à commencer par les remaniements à la rue de Grenelle qui a vu défiler quatre locataires – Pap N’Diaye, Gabriel Attal, Amélie Oudéa-Castéra et Nicole Belloubet, en un an.
C’est le premier de cette longue liste qui avait saisi le CSP, le 23 juin 2023, pour qu’il bûche sur un projet de programme. Après 22 ans d’aveuglement sur l’application de la circulaire de 2001, décision avait été prise d’ajouter un programme à ces trois séances obligatoires. « Il n’y avait pas de thématiques arrêtées, donc les professeurs abordaient comme ils le souhaitaient ces enseignements, souvent avec un accent sur les aspects médicaux et les risques. Il fallait élargir à tout prix », note Ynée Benaben.
Pluridisciplinaire, progressivité des enseignements, accent mis sur le consentement, le respect des corps, les questions de genre, la lutte contre les violences, etc. Le groupe co-piloté par Frank Burbage, formé par près de vingt professionnels de l’éducation, planche sur tous les sujets. Pendant plusieurs semaines, une quarantaine d’organisations et de syndicats sont reçus – du Planning familial, en passant par des structures de prévention et des collectifs d’aides de personnes LGBT. Celles-ci se sont même rassemblées de manière inédite pour proposer un livre blanc sur une « véritable éducation à la sexualité ». Mais le CSP a aussi reçu des organisations réactionnaires, comme SOS Éducation ou Parents vigilants, un groupuscule proche d’Éric Zemmour.
L’extrême droite à l’offensive
Depuis plusieurs années, et notamment depuis le mariage pour tous, en 2013, l’extrême droite s’attaque à la famille, aux droits reproductifs et à la sexualité, dans le but, pour ce dernier sujet, de la maintenir la plus loin possible des établissements scolaires. « Ces structures parentales considèrent que le sujet de la sexualité relève du privé, et qu’il doit être abordé en famille. Face à cela, le politique a toujours eu beaucoup de frilosité à aborder la sexualité dans l’Éducation nationale, et tâche d’être le plus consensuel », explique Gabrielle Richard, autrice de Hétéro, l’école ? La véritable idéologie du genre en milieu scolaire (Pocket, 2024).
Malgré cette « frilosité », le projet de programme publié en mars par le CSP parvient à satisfaire les structures de prévention. Mais un point important manquait : la formation des professeurs et les moyens alloués à cette formation. Cette épineuse question doit passer par l’arbitrage du politique, en l’occurrence de la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco). « Il y a des choix politiques sur ce qui va être gardé du programme ou pas en fonction du budget alloué », craint Ynée Benaben. « On a besoin de courage politique et d’affirmation », affirme Sarah Durocher, du Planning familial. Entre temps, le Dgesco a été remplacé en juillet, et Bruno Le Maire, ministre de l’Économie démissionnaire, a martelé les coupes budgétaires dans les dépenses publiques.
On assiste à une réduction de la précocité des violences dans les relations intimes.
G. Richard
À ce stade, le montant des crédits alloués à l’application du programme et à la formation des professeurs n’est pas connu. « L’enjeu le plus important, c’est la manière dont les équipes pédagogiques vont s’approprier le programme », préfère insister Frank Burbage. Mais les collectifs féministes insistent pour que l’éducation à la sexualité soit associée à un budget à la hauteur des enjeux, pour que les professeurs abordent ces sujets en formation initiale et au cours de leur carrière. Ex-professeure d’anglais au lycée pendant 20 ans, Sophie Barre peut en témoigner : elle a mis trois ans à voir sa demande de formation être acceptée (1).
Article mis à jour le 9 septembre 2024.
Un terrible constat, alors que les bénéfices d’une véritable éducation à la sexualité sont déjà connus : « On assiste à une réduction de la précocité des violences dans les relations intimes », note la chercheuse, Gabrielle Richard.