Le castor, les dents de la terre

Réintroduit en France il y a cinquante ans, l’animal travaille activement et quotidiennement à lutter contre les effets du changement climatique.

Vanina Delmas  • 4 septembre 2024 abonné·es
Le castor, les dents de la terre
© McGill Library / Unsplash

« Ne soyez pas déçus si nous ne voyons pas de castor ce soir. Il faut avoir de la patience et un peu de chance », prévient d’emblée Julien Guillemard, éducateur à l’environnement à la Maison de la Loire du Loir-et-Cher de Saint-Dyé-sur-Loire. La balade débute par un petit cours d’histoire obligatoire, qui permet de comprendre l’importance de la présence du castor sur les bords du fleuve aujourd’hui.

« Au Moyen-Âge, l’animal était omniprésent en Europe mais a été de plus en plus chassé et piégé pour sa viande, sa fourrure et le castoréum, une substance qu’il sécrète par une glande située près de l’anus pour marquer son territoire et qui est utilisée en pharmacologie et en parfumerie », précise l’animateur en badigeonnant l’avant-bras des participant·es de cette fameuse huile (très) odorante. Conséquence : au début du XXe siècle, il ne restait qu’une centaine d’individus en France, en Camargue et sur les bords du Rhône.

L’intervention humaine et des politiques publiques volontaristes ont été primordiales pour le retour du rongeur dans les cours d’eau de l’Hexagone. D’abord, en 1909, un arrêté préfectoral dans le Gard, le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône interdit la chasse du castor. Puis, en 1968, il devient le premier mammifère sauvage à bénéficier d’une reconnaissance comme espèce protégée sur tout le territoire, une protection qui s’étend à son habitat. Les infractions sont passibles de 150 000 euros d’amende et de trois ans d’emprisonnement.

En 2023, le castor d’Europe était présent sur plus de 18 000 kilomètres de cours d’eau.

Entre 1974 et 1976, des naturalistes du Loir-et-Cher, notamment Jean-Pierre Jollivet, soutenus par la Société d’étude et de protection de la nature, aujourd’hui Loir-et-Cher Nature, sont allés chercher des castors dans la basse vallée du Rhône pour essayer de les réintroduire sur les bords de Loire. Un premier couple a été relâché sur une île boisée à Saint-Denis-sur-Loire, en amont de Blois. Au total, treize individus ont permis de réinvestir progressivement tout le bassin moyen et inférieur de la Loire, de Nantes jusqu’au Forez.

D’après un bilan national dressé par le réseau Castor, leur nombre a été multiplié par 150 en un siècle : en 2023, le castor d’Europe était présent sur plus de 18 000 kilomètres de cours d’eau (sur plus de 33 000 kilomètres prospectés), soit une population d’au moins 20 000 individus.

De précieux alliés des écosystèmes

Avant d’apercevoir l’animal, il faut débusquer les traces de sa présence, notamment les bouts de bois, sans écorce ni feuilles, taillés en biseau, indices d’un terrier tout proche. En cette fin du mois d’août, Julien Guillemard emmène la vingtaine de curieux dans le lit moyen de la Loire, qui n’est pas immergé en cette saison. Au pied d’un peuplier, un terrier-hutte déborde de petit bois, tandis que sur la hauteur un amas de branchages savamment disposés dissimulait une ouverture servant d’aération au terrier. À l’intérieur, il faut imaginer un espace surélevé avec une litière naturelle pour rester au sec et assez grand pour héberger toute la famille.

« Le castor a une maison d’hiver et une maison d’été car l’entrée doit se situer sous l’eau pour qu’il se sente en sécurité, explique le guide. Sur la Loire, il n’a pas besoin de construire de barrage car le débit est constant, mais il s’adapte aux saisons en changeant d’endroit ou en reconstruisant. » De l’autre côté de la rive, on aperçoit sa résidence d’été au milieu d’un bosquet où ne subsiste qu’un seul arbre. En effet, même si cet espace est régulièrement débroussaillé par les collectivités locales pour faciliter le passage des eaux, toutes les précautions sont prises afin de préserver cet arbre pour la famille castor. Une gestion arboricole pensée par cet animal bâtisseur qui œuvre à la restauration écologique.

Le castor serait-il l’incarnation de l’amnésie environnementale dont souffrent la plupart des humains ?

« L’hiver, on voit de véritables chantiers : des arbres tombés au sol près du point d’eau afin de le débiter et de l’utiliser pour son habitat. Mais le castor ne s’attaque pas au système racinaire des arbres, ce qui permet de maintenir les berges solides, stables, mais aussi de créer des bosquets grâce à la repousse des arbres, qui favorise la biodiversité », énumère Julien Guillemard. Les rongeurs dessinent le paysage et préservent le territoire de certains phénomènes qui s’intensifient en lien avec le changement climatique : les inondations et les incendies.

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Les barrages permettent de contrôler le flux des cours d’eau, de recharger les nappes phréatiques plus efficacement et de recréer des zones humides vitales pour la faune et la flore dépendant des milieux aquatiques. Ils peuvent même améliorer la qualité des eaux, comme l’ont constaté des écologues de l’université de Stanford qui étudiaient le fleuve Colorado : en maintenant un niveau d’eau correct et une déviation vers les sols qui agissent comme des filtres, ils évitent l’accumulation de minéraux dévastateurs pour l’environnement, comme les nitrates.

Son surnom d’ingénieur des rivières est amplement mérité, mais son rôle est encore bien trop méconnu, voire méprisé. Le castor serait-il finalement l’incarnation de l’amnésie environnementale (1) dont souffrent la plupart des humains ?

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L’amnésie environnementale est un phénomène par lequel, d’une génération à l’autre, voire d’une période de vie à une autre pour un individu, on s’habitue à une détérioration du climat et/ou de la biodiversité au point de considérer cela comme normal.

Cohabiter avec les humains

Rémi Luglia, historien et naturaliste, président de la Société nationale de protection de la nature, observe et piste depuis quelques années le castor sur les bords de Loire. Dans son ouvrage Vivre en castor. Histoires de cohabitations et de réconciliation (2), il détaille le mode de vie de l’animal et met en lumière l’enjeu principal de ces prochaines années : la cohabitation avec les humains et « l’invention d’autres relations, d’autres rapports avec le sauvage ».

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Aux éditions Quae, 2024.

Il raconte que castors et humains ont partagé pendant des dizaines de milliers d’années les mêmes lieux de vie au bord des cours d’eau ou à la lisière des forêts : « Certains chercheurs formulent l’hypothèse que les communautés humaines de chasseurs-cueilleurs s’installaient préférentiellement sur des territoires de castors, où ils pouvaient bénéficier de ressources plus diversifiées, plus accessibles, avec une végétation plus arbustive et plus ouverte. Ils profitaient aussi d’une disponibilité en bois d’œuvre et de chauffage par le bûcheronnage réalisé par les castors. »

Or, aujourd’hui, le rongeur est parfois considéré comme nuisible par certains agriculteurs ou riverains des cours d’eau, lorsque les barrages provoquent l’inondation des parcelles et la perte d’une partie de leur récolte. Aucune indemnisation n’est prévue en France dans ces cas-là : dans la Meuse, un couple d’agriculteurs estime avoir perdu plus de 38 000 euros entre 2021 et 2023, à cause des pertes sur les récoltes de maïs, de tournesol ou d’orge engendrées par les barrages construits sur le cours d’eau voisin. Les agents de l’Office français de la biodiversité sont chargés d’éviter que ces tensions s’exacerbent et que les barrages soient détruits.

Les compromis sont possibles à condition que les humains témoignent d’une volonté de définir un modus vivendi.

R. Luglia

Le castor pourrait devenir un animal emblème pour repenser l’aménagement du territoire et la gestion des terres agricoles, et trouver des solutions pacifiques pour ne pas opposer monde agricole, biodiversité et écologie. Pour Rémi Luglia, il faudrait une « adaptation réciproque » : « Les compromis sont possibles à condition que les humains témoignent d’une volonté de définir un modus vivendi et acceptent de ‘réfléchir comme un castor’ en maintenant des milieux favorables à sa vie, en protégeant les cultures de son appétit, en utilisant son potentiel aménageur, en l’imitant, en aménageant parfois les barrages. » Un allié pour repenser les relations entre humains et non-humains, et façonner de nouveaux imaginaires.

(Aquarelle : Susanne Husky.)

Suzanne Husky y travaille en mettant l’animal à l’honneur depuis quelques années dans ses vidéos ou ses aquarelles (voir ci-dessus et sur son site). Elle milite pour une « alliance avec le peuple castor » depuis qu’elle l’a rencontré dans les récits amérindiens, et a découvert qu’en Californie, où elle réside, certains imitent les castors pour lutter contre les mégafeux.

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Sur les bords de Loire paisibles, les regards deviennent plus concentrés pour tenter d’apercevoir la famille castor au crépuscule. Les cris des cormorans comme bande sonore, les ragondins, un cygne et les hérons cendrés pour faire passer le temps. Un martin-pêcheur s’invite dans la scène, obligeant les observateurs à aiguiser tous leurs sens pour suivre sa voltige furtive. Personne ne veut lâcher ses jumelles mais la nuit est tombée, le castor n’a pas fait d’apparition. C’est son droit aussi : occuper le territoire qu’il veut, quand il veut, et rester encore un peu mystérieux.

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