« Ma vie ma gueule », une drôle de présence
Sophie Fillières a tourné Ma vie ma gueule avant de disparaître à 58 ans. Un portrait de femme désaccordée, porté avec panache par Agnès Jaoui.
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Ma vie ma gueule / Sophie Fillières / 1 h 39.
Il est étonnant de savoir que Sophie Fillières est morte peu de temps après la fin du tournage de Ma vie ma gueule, le 31 juillet 2023 – à 58 ans –, tant ne s’y décèle aucune marque de faiblesse ni de relâchement. Ma vie ma gueule s’inscrit dans la droite ligne de certains de ses films, comme Gentille (2005) ou Un chat un chat (2009), où se dessine le portrait d’une femme dont l’âge, chaque fois, avoisine celui de la réalisatrice.
Emmanuelle Devos et Chiara Mastroianni, pour les deux œuvres citées (mais aussi Sandrine Kiberlain dans d’autres films de la réalisatrice), en étaient les interprètes. Ici, Agnès Jaoui incarne Barberie Bichette, surnommée Barbie, pénétrant ainsi, pour la première et ultime fois, dans l’univers de Sophie Fillières. Pour, assurément, l’une de ses plus belles compositions. L’alliance de solidité et de funambulisme qui émane de la comédienne y fait merveille.
L’univers de la cinéaste, quel est-il ? L’entrée en matière en donne une bonne idée. Où le visage de Barberie apparaît en gros plan, de trois quarts face, en train de regarder son écran d’ordinateur. Elle s’apprête à rédiger un texte dont le titre sera celui du film. Mais, auparavant, elle cherche quelle police de caractères correspond le mieux à ce qu’elle va écrire. L’épisode a des accents comiques, Barberie tâtonnant et cliquant par exemple sur une police qui transforme tous les signes en carrés. Mais il suggère aussi que le texte ne peut exister sans une esthétique.
Sophie Fillières accordait à la langue et à l’écriture une attention toute particulière.
Les films de Sophie Fillières sont ainsi, en particulier Ma vie ma gueule : singuliers, ils tutoient les limites du réalisme pour s’engager sur des chemins où la drôlerie résonne comme une poésie de l’absurde, et la folie souterraine comme une quête de sens.
Barberie Bichette vit seule avec deux grands enfants. Elle est manifestement peu à l’aise avec elle-même et avec son physique, et reçoit à l’occasion un coup sur la tête quand elle entend fortuitement sa fille dire à une copine que personne ne peut avoir envie de coucher avec sa mère. Comme il se doit, Barberie fait une analyse, mais son psy ne lui paraît pas suffisamment impliqué. Enfin, elle est écrivaine, poète peut-être. Une scène abracadabrantesque la montre attendue par les responsables d’une société pour une réunion marketing : elle arrive, écrit un poème de son cru sur un tableau et repart aussitôt.
Le dérapage du langage
Les mots, les jeux avec eux, ont toujours eu un rôle central chez Sophie Fillières. Ici, Barberie se met à appeler tout le monde Fanfan, la syllabe « an » devient envahissante, et le personnage qui, à son corps défendant, déclenche chez elle une crise se nomme Bertrand (Laurent Capelluto). Il y a de l’opacité entre Barberie et le monde, à laquelle participe le dérapage du langage. Sophie Fillières accordait à la langue et à l’écriture une attention toute particulière : le beau texte signé de sa main inclus dans le dossier de presse en témoigne également (1).
Accessible sur le site du distributeur du film, jour2fete.com
Le film est divisé en trois parties, intitulées « Pif », « Paf » et « Youkou ! ». « Paf » se déroule dans un hôpital où Barberie est soignée pour dépression. Là, entre autres choses, la malade travaille à une sculpture de son propre visage, se projetant ainsi dans une matière en terre, comme la cinéaste s’est projetée dans son personnage. Par exemple, Sophie Fillières a aussi deux grands enfants : l’actrice Agathe Bonitzer et le réalisateur Adam Bonitzer. Ce sont eux qui, sur la volonté de leur mère avant de disparaître, ont effectué le montage de Ma vie ma gueule.
Quand on croit que c’est la fin, ça ne l’est pas toujours : la cinéaste a placé un petit addendum à sa troisième partie, « Youkou ! », dans laquelle Barberie exprime un besoin d’évasion et de réconciliation existentielles. À la faveur d’un plan bref mais non anodin, Sophie Fillières a ajouté une touche d’espoir à l’endroit des (encore) vivants. Elle ne pouvait pas être plus généreuse, au terme d’un film où le cinéma prend le pas sur la disparition.