Une nouvelle police de la pensée ?

Qu’elle vienne du sommet de l’État ou des éditocrates et intellectuels de plateaux, l’accusation d’« antisémitisme » est destinée à contrer toute velléité de nommer les crimes en cours à Gaza et en Cisjordanie.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2024 abonné·es
Une nouvelle police de la pensée ?
Manifestation avant la visite du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou à Washington, DC, le 22 juillet 2024.
© Brendan SMIALOWSKI / AFP

S’engager dans la voie critique de la politique d’Israël et de son armée suffit désormais pour être qualifié d’« antisémite ». Une accusation qui se répand depuis l’attaque terroriste orchestrée par le Hamas le 7 octobre 2023. Du plus haut sommet de l’État – avec une déclaration d’Emmanuel Macron qualifiant cette attaque terroriste comme « le plus grand massacre de Juifs depuis la Seconde guerre mondiale », l’assimilant à un « pogrom » et la rattachant ainsi à une histoire (très européenne) de l’antisémitisme –, la France a affirmé son plein soutien à Israël, dédouanant ce pays non seulement de sa politique coloniale en Cisjordanie (et à ­Jérusalem-Est), mais de tous les crimes commis par son armée depuis le 8 octobre 2023 dans la bande de Gaza. Avec un bilan de plus de 40 000 morts et des dizaines de milliers de blessés.

Il est devenu presque impossible d’oser exprimer la moindre critique à l’encontre d’Israël.

Ce cauchemar, comme l’atteste le peu d’informations qui nous parviennent en dépit de la censure de l’armée israélienne, se poursuit chaque jour. Il est quasiment nié par la presse mainstream, ainsi que par les gouvernements occidentaux. Mais, sous la pression de nos éditocrates hexagonaux et autres intellectuels médiatiques, il est devenu presque impossible d’oser exprimer la moindre critique à l’encontre d’Israël sans être immédiatement taxé ­d’« antisémitisme ».

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Auteur d’un livre qui, tout juste paru (1), lui vaut déjà des attaques, Didier Fassin, médecin, anthropologue et sociologue, professeur au Collège de France, considère qu’« une rhétorique du déni » s’est déployée et qu’« un dispositif intellectuel et médiatique [s’est] mis en place, niant toute dimension historique aux événements à Gaza, en Cisjordanie et en Israël aujourd’hui ». La négation de l’histoire de la région, qui permettrait de comprendre ce qui s’y produit actuellement, s’explique d’abord par une instrumentalisation de l’accusation d’antisémitisme, destinée à faire taire toute velléité de critiques de l’État d’Israël et de sa politique, en particulier coloniale. 

1

Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, Didier Fassin, La Découverte, 196 pages, 17 euros.


Et le chercheur de rappeler la « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme » de 2020, signée par plus de 350 chercheurs internationaux, la plupart juifs et spécialistes des études juives et de l’histoire de la Shoah, qui souligne justement que critiquer la politique de l’État israélien ne constitue pas une prise de position antisémite. Jusqu’à reconnaître la légitimité politique et/ou morale de la campagne du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions : ces actions constituant, selon ce texte, « des formes répandues et non-violentes de lutte contre les États ».


Car, pour Didier Fassin, on assiste, avec ces accusations d’antisémitisme lancées tous azimuts, à la moindre critique de l’écrasement militaire de la population gazaouie, à l’éclosion d’une véritable « police du langage – qui n’est autre qu’une police de la pensée », interdisant certains termes pour mieux en imposer d’autres. Comme quand des journalistes continuent de parler de « riposte » israélienne plus de huit mois après l’écrasement de Gaza sous les bombes, ou de « guerre Israël/Hamas ». Tout comme lorsqu’on parle de « pogrom », terme historiquement chargé, et qu’on bannit celui de « résistance ».

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Ces accusations incessantes sont la parade traditionnelle d’Israël et des communautés juives organisées. Il s’agit là d’une réussite incontestable de la propagande israélienne assimilant antisionisme et antisémitisme, dans un vrai glissement sémantique, là encore fallacieux, voulant faire d’Israël l’État de tous les Juifs, alors que nombre de ses ressortissants sont eux-mêmes antisionistes. Tout comme bon nombre des Juifs de la diaspora qui détestent la politique de l’État à laquelle ils se trouvent associés – souvent bien malgré eux. 

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« Double arnaque sémantique »


Cette propagande israélienne a réussi, depuis des années, cette double arnaque sémantique, faire admettre comme synonymes sionisme et Israël, confondant un État, et un mouvement ou une idéologie politique, qui prône une extension coloniale de cet État. Les défenseurs de la politique meurtrière de Netanyahou à Gaza et de l’expansion coloniale en Cisjordanie par des colons dont les méthodes n’ont rien à envier à celles des généraux français Bugeaud en Algérie ou Mangin en Afrique noire jadis devraient se replonger dans leurs dictionnaires. Et cesser ce terrorisme intellectuel consistant à instrumentaliser à tout rompre l’antisémitisme, fléau réel à combattre, nécessitant mieux que ces manipulations qui contribuent à le nourrir.

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