« On sous-estime l’hostilité de l’espace »

Sister-ship est un roman d’anticipation dans lequel Élisabeth Filhol imagine l’envoi d’une nouvelle arche de Noé sur Titan, un satellite de Saturne, pour y sauvegarder le génome humain en cas de catastrophe sur Terre.

Christophe Kantcheff  • 4 septembre 2024 abonné·es
« On sous-estime l’hostilité de l’espace »
Des images prises en 2005 à dix kilomètres d’altitude, alors que la sonde Huygens descendait vers son site d’atterrissage sur Titan, la lune de Saturne.
© HO / ESA / AFP

Sister-ship / Élisabeth Filhol / POL, 312 pages, 20 euros.

Le quatrième roman d’Élisabeth Filhol, Sister-ship, nous projette à la fin du XXIe siècle alors qu’une mission spatiale se dirige vers Titan, un satellite de Saturne dont certaines caractéristiques rappellent celles de la Terre. De la même façon que dans ses livres précédents, La Centrale (2010), Bois II (2014) et Doggerland (2019), tous parus aux éditions POL, l’autrice croise des questions essentielles, dont le rapport entre la science, le capitalisme et le devenir d’un collectif, en l’occurrence celui de l’humanité. Une œuvre à la hauteur de son ambition, toute en maîtrise et en acuité du regard, à la fois critique et fascinante, formellement impressionnante. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce roman ?

Élisabeth Filhol : Je ne m’étais jamais intéressée à l’espace. Le premier élément déclencheur fut la rencontre avec Titan sous la forme d’une conférence d’une spécialiste à laquelle j’ai assisté. Titan est une lune de Saturne ayant des caractéristiques exceptionnelles. S’y trouvent des lacs, des mers, des fleuves qui n’existent nulle part ailleurs dans le système solaire hormis sur Terre. J’ai été particulièrement fascinée par des prises de vues aériennes, des images radar, le noir et blanc rendant plus troublante encore la ressemblance avec la Terre.

On voit le tracé de deltas, de massifs montagneux traversés par un réseau de rivières avec leurs affluents. On peut y superposer le delta du Nil, par exemple. L’illusion est parfaite. Titan crée ainsi un effet de miroir avec notre planète. À partir de là, j’ai été amenée à m’intéresser à l’industrie spatiale. Celle-ci a connu un virage depuis une quinzaine d’années avec ce que l’on nomme le New Space. Non seulement le mode d’organisation a changé, mais une nouvelle idéologie y est à l’œuvre. Ce fut le second élément déclencheur du roman. J’ai eu envie d’aller plus avant dans l’exploration du discours du New Space, qui nous vend un monde désirable à l’échéance 2100.

Les promoteurs du New Space ne proposent pas un plan B pour l’humanité, mais un asile pour quelques individus.

Si l’on rapporte le roman à notre réalité, on peut dire qu’il fait la jonction entre la sonde Huygens et Elon Musk.

Huygens est en effet la première sonde d’exploration (la seule à ce jour) à avoir atterri sur Titan. Quant au New Space, il est porté par plusieurs milliardaires américains ou de grandes entreprises. Les discours d’entrepreneurs privés se sont substitués aux discours politiques des années 1960, quand on écoutait John F. Kennedy parler de la conquête spatiale. En 2016, Elon Musk, qui a fondé la société SpaceX, s’est exprimé au Congrès international d’astronautique, où il a déroulé son programme de colonisation de Mars – une prise de parole qui a fait date. C’est un congrès très sérieux, qui rassemble toute la communauté spatiale. La salle a applaudi.

Sur le même sujet : Démythifier la conquête spatiale

La colonne vertébrale de son discours peut se résumer ainsi : il faut sauver l’espèce de l’extinction en cas de catastrophe, mettre à l’abri nos gènes en devenant une espèce multiplanétaire. C’est un discours eschatologique. Mais sauver l’espèce humaine, ce n’est pas sauver l’humanité. Les promoteurs du New Space ne proposent pas un plan B pour l’humanité, mais un asile pour quelques individus qui, au prétexte de sauver notre patrimoine génétique, feraient sécession. Pour l’instant, Elon Musk bénéficie de l’argent de la Nasa, mais probablement qu’à terme il envisage de financer seul son projet.

Au cœur du roman, il y a l’idée d’une nouvelle arche de Noé…

Très vite, je me suis demandé quel était l’objet de la mission de l’équipage que je mettais en scène. Qu’est-ce qui pouvait pousser l’humanité à voyager si loin ? Une caractéristique de Titan est déterminante : la température de surface est celle de l’azote liquide. Ses lacs, ses mers, ses rivières ne sont pas faits d’eau. L’eau est à l’état de glace. C’est ce qu’on appelle un monde cryogénique. Ainsi, une cellule organique peut se conserver sur un temps très long. L’idée de la mission est née de cette caractéristique de Titan et de la possibilité de constituer une nouvelle arche de Noé au XXIe siècle. Si j’extrapole à l’horizon 2080-2100 la crise écologique et la progression de la sixième extinction de masse à laquelle nous assistons, la question de préserver les génomes d’espèces en voie d’extinction, ou déjà éteintes mais dont on a gardé le génome, pourrait se poser.

Titan était vierge de tout passé fictionnel, c’est peut-être pour cette raison que j’ai osé me lancer dans ce roman.

Sister-ship n’est pas un roman postapocalyptique : entre le début et la fin du XXIe siècle, il ne s’est pas produit de cataclysme. Il ne s’agit pas d’une arche de fin du monde. Je me suis projetée dans un monde qui est pour moi le prolongement du nôtre. Une fois que j’avais les cinq membres de l’équipage et la mission dont ils ont la charge, est apparu le personnage de Lee Wang, un ingénieur spécialiste du transport dans le système solaire, qui, dans son discours, explicite les origines de cette mission et le sens qui lui est donné. Avec lui, je mets en scène le discours du New Space, qu’on n’écoute pas forcément aujourd’hui ou pas suffisamment. Ce discours produit un effet à la lecture. On peut être partagé, en tant que lecteur, entre un effet de séduction et une rébellion.

Êtes-vous lectrice de science-fiction (SF) ?

Oui. J’aime faire dialoguer la science et la littérature. La SF est un endroit où ce dialogue a lieu, beaucoup plus que dans la littérature générale. Les romans d’anticipation sont ceux qui m’attirent le plus. Ils restent connectés à notre monde, contrairement au space opera, dont l’action se passe à l’horizon de plusieurs millénaires dans des civilisations intergalactiques. La part de science y est plus négligeable. Je préfère une science-fiction réaliste, même si cette formulation ressemble à un oxymore. Deux livres sont parmi les plus importants pour moi : La Route, de McCarthy, et 2001, l’Odyssée de l’espace, de Clarke. C’est aussi parce qu’ils comportent un travail sur la langue, sur la forme. Quant au cinéma, où de belles choses ont été réalisées notamment à propos de Mars, il ne m’a pas influencé pour ce livre. Titan, lui, était vierge de tout passé fictionnel, c’est peut-être pour cette raison que j’ai osé me lancer dans ce roman.

Que retirez-vous de votre voyage vers Titan ?

J’ai réfléchi à notre planète en étant dans la peau de mes astronautes, c’est-à-dire en la voyant de très loin. En changeant de focale, je l’ai vue comme une globalité. C’est assez vertigineux. Cela soulève des questions presque métaphysiques, en tout cas anthropologiques. Notamment celle-ci, toute simple. J’écris en tant qu’être humain, voire en tant que citoyenne d’un pays donné, mais en fait nous sommes tous des Terriens habitant un astre extraordinaire et, au sein de l’espace, tout à fait minuscule. Une oasis dans un océan d’hostilité.

Sur le même sujet : Le nouvel âge spatial : une frénésie de conquête

D’où le vertige : comment, étant donné cette situation, les humains en viennent-ils à s’écharper comme ils le font ? Quoi qu’il en soit, cette vision globale percute tous les astronautes. Certains ont d’ailleurs du mal à s’en remettre. Tous considèrent que cette perception de la Terre est aussi une grande leçon d’écologie.

Ce qui nous protège de l’environnement hostile, c’est l’atmosphère, qui est en train d’être fragilisée…

L’atmosphère est une très fine pellicule rapportée au diamètre de la Terre. Et d’une complexité dont on n’a peut-être pas mesuré toute l’ampleur, ce qui rend les prévisions climatiques compliquées. Avec une part d’imprévisibilité. Cela va bien, hélas, dans la direction envisagée, mais parfois plus vite que prévu.

Ces missions ne relèvent-elles pas néanmoins de la nécessité du capitalisme à toujours s’étendre ?

La logique d’explorer l’espace pour accroître la connaissance a laissé la place à une autre logique, en l’occurrence capitaliste. L’idée est d’investir un territoire pour en exploiter les ressources et le coloniser. C’est une stratégie sur le long terme qui échappe aux grandes agences gouvernementales dès lors que les programmes spatiaux sont en partie délégués à des entrepreneurs privés. C’est aujourd’hui le cas : la Nasa en délègue à la fois la réalisation et la finalité, à SpaceX en particulier.

Elon Musk est dans la toute-puissance. Mais l’épreuve du réel se fera tôt ou tard.

On risque donc de retrouver dans l’espace les mêmes rivalités, les mêmes conflits qu’on a sur la Terre…

Si on a un contrôle de l’espace qui permet une extension du modèle capitaliste, ce que vous dites se produira, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Mais mon intime conviction, c’est qu’on sous-estime l’hostilité de l’espace. On n’a pas encore eu beaucoup d’échecs – deux navettes spatiales ont quand même explosé en vol. Mais on n’est pas allé plus loin que des allers-retours sur la Lune. On voit qu’avec les deux astronautes qui sont actuellement bloqués dans la Station spatiale internationale, un grain de sable peut s’immiscer dans les rouages. Et les conséquences peuvent en être dramatiques, virer au film catastrophe. Or, le discours du New Space néglige cet aspect parce qu’il fait croire à une capacité de contrôle infinie. Elon Musk est dans la toute-puissance. Mais l’épreuve du réel se fera tôt ou tard.

Le capitalisme aurait trouvé sa puissance dominatrice ?

Oui. Mais il faut aller très loin.

Dans Sister-ship, ce sont des femmes qui portent une éthique…

Oui, c’est aussi pour cela que j’ai choisi de faire parler les trois femmes de l’équipage. Ce sont souvent des personnages masculins qui prennent la parole dans la SF. Dans le cas du New Space, les discours ne sont tenus que par les hommes. Ce sont des discours très virilistes. Ce qui ne signifie pas qu’aucune femme n’adhère à cette logique, puisque le patron de SpaceX est une patronne. Mais, sur le plan médiatique, le récit est porté par des hommes milliardaires et blancs.

Sur le même sujet : L’espace, nouvelle frontière de la guerre… et des profits !

Il existe évidemment un tout autre rapport à l’espace. Les astronomes, les astrophysiciens et ceux qui partent, les astronautes, ont une immense humilité face à cet environnement. C’est pourquoi j’ai trouvé intéressant de contrebalancer la logique de domination qui règne dans le New Space par le discours des femmes de l’équipage – même si je pense que leurs coéquipiers sont absolument raccord avec elles.

Le principe générateur des IA conversationnelles repose sur la probabilité du mot suivant (…) la singularité et l’invention n’y ont pas leur place.

Dans la langue qu’elles emploient, elles sont beaucoup plus introspectives que Lee Wang, qui, lui, s’adresse à un auditoire, il fait le « show »…

Parce que les astronautes sont confrontés à une réalité que ne connaissent pas ceux qui conçoivent les programmes et restent à terre. Pour l’instant, à ma connaissance, Elon Musk n’a pas parlé d’aller dans l’espace. Il y envoie les autres. Les astronautes passent tous les jours l’épreuve du réel. Ils sont aussi totalement dépendants des machines. C’est, entre autres, un sujet que je développe dans la deuxième partie du roman : la relation que l’équipage entretient avec Milena, leur ordinateur central.

Sur le même sujet : « Une intelligence artificielle de confiance doit être socialement acceptable »

On ressent une forme de douce ironie dans votre roman à l’endroit de l’intelligence artificielle (IA) : Milena commet des erreurs, l’équipage a été sélectionné par des humains plus à même que l’IA de discerner les qualités nécessaires. L’IA vous inquiète-t-elle ?

En tant qu’écrivaine je ne me sens pas directement menacée par l’usage de l’IA. Celle-ci ne fait que compiler ce qui existe. Or, comme tout art, la littérature consiste à créer une forme qui n’existe pas. Le principe générateur des IA conversationnelles repose sur la probabilité du mot suivant. Donc la singularité et l’invention n’y ont pas leur place. Mais peut-être suis-je trop optimiste. En revanche, je suis plus inquiète en ce qui concerne l’intervention de l’IA dans d’autres domaines, comme celui de la fabrique de l’information.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Littérature
Temps de lecture : 11 minutes