« La démocratie, c’est aussi la protection des existences »

Éloi Laurent, l’économiste, spécialiste – et militant – de la social-écologie et de la post-croissance, fait le point sur les grands enjeux universels et environnementaux de notre époque. Et appelle, en cette rentrée, à construire de nouveaux liens sociaux pour sortir des impasses du néolibéralisme.

Olivier Doubre  • 4 septembre 2024 abonné·es
« La démocratie, c’est aussi la protection des existences »
"Sans la croissance et tous ses sous-produits – profit, compétitivité… –, le capitalisme implose."
© Leemage / AFP

Coopérer et se faire confiance par tous les temps, Rue de l’Échiquier, 2024, 12 euros.

Dans cet essai stimulant, Éloi Laurent invite à imaginer de nouvelles formes de vie sociale et de coopération humaine contre « l’emprise de l’économisme et du tout-numérique », comme « condition indispensable pour fonder les bases d’une société écologique prenant soin des écosystèmes comme des humains ». Pour organiser, enfin, une « économie du bien-être ».

Éloi Laurent, né en 1974, est économiste, spécialiste en macroéconomie européenne, et travaille sur le « développement soutenable ». Il a été membre durant deux ans du cabinet du Premier ministre Lionel Jospin. Depuis 2002, il enseigne à Sciences Po, Ponts ParisTech et, outre-Atlantique, à l’université de Stanford. Il a rejoint le parlement de la Nupes en 2022 et soutenu cette année le programme du Nouveau Front populaire.

Nos sociétés contemporaines apparaissent de plus en plus fragmentées, lacérées par des inégalités sociales et écologiques toujours plus aiguës. Dans Coopérer et se faire confiance par tous les temps, publié en avril, vous appelez à davantage de coopération dans les relations humaines et de confiance. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ce sujet, en ces temps de concurrence à outrance, d’« épidémie de solitude » et de « chocs écologiques » toujours plus inquiétants et contraignants ? Que faire face à cela ?

Éloi Laurent : Pour le dire simplement, face à ce monde de chocs, il faut être côte à côte. Je suis, comme beaucoup de chercheurs aujourd’hui, en quête d’une économie centrée sur les besoins humains, car il nous apparaît de plus en plus clairement que la source de nos crises sociales comme écologiques est le capitalisme contemporain, qui est au fond totalement irrationnel : il nous divise et nous isole alors même que toutes les études convergent aujourd’hui pour faire de la coopération le cœur de la prospérité humaine depuis les origines.

L’amour n’a rien de mièvre ou de naïf : c’est un projet politique d’une puissance inégalée.

J’ai voulu avec ce livre faire vivre une économie radicale – qui remonte à la racine – que j’appelle l’économie du bien-être et dont les deux piliers sont la santé et la coopération, autrement dit, respectivement, ce qui nous relie à tous les autres vivants et ce qui nous en distingue. J’ai consacré au moment du covid un ouvrage à la santé (1), qui explore le mystère joyeux de la coopération humaine.

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Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance, Les Liens qui libèrent, 2020.

Mon argument est une provocation : contrairement à ce que nous disent l’économisme mais aussi les sciences de l’évolution influencées par lui, on ne coopère pas par calcul et pour travailler, on coopère par amour et pour savoir. Mais attention, l’amour n’a rien de mièvre ou de naïf : c’est un projet politique d’une puissance inégalée, comme l’a montré le combat de Martin Luther King aux États-Unis ou la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, qui a magnifiquement mobilisé l’amour pour conjurer la haine dans laquelle s’englue le débat public en France. Ce que je dis en somme dans ce livre, c’est que, pour faire face ensemble, il nous faut une politique des liens.

Le modèle néolibéral, imposé depuis plusieurs décennies sous couvert d’un individualisme toujours plus outrancier, n’est-il pas arrivé à son terme, remettant désormais en cause les grands principes démocratiques de nos sociétés et les équilibres écologiques toujours plus fragiles de nos existences et de notre planète ?

Je crois comme vous au crépuscule du néolibéralisme, mais je crains qu’il ne se métamorphose sous nos yeux en une force politique encore plus destructrice, comme on le voit avec la candidature actuelle de Donald Trump aux États-Unis, bien pire que la précédente, qui était déjà désastreuse. Oui, la démocratie est en récession dans notre monde déboussolé par les chocs. La crise a commencé au début des années 2010 en Europe, en Hongrie précisément, dans la foulée de la « grande récession », quand le pays a basculé dans l’« orbanisme » alors qu’il était l’incarnation de la nouvelle frontière du projet européen. Les droits politiques et les libertés civiles, qui étaient en progression jusque-là sur la planète sans discontinuer depuis un demi-siècle, ont entamé une régression qui se poursuit actuellement au cœur du continent européen.

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Mais la démocratie n’est pas seulement attaquée par l’emprise économique, elle l’est aussi, depuis le milieu des années 2000, par l’emprise numérique. Des pays frontières dans la crise démocratique, comme l’Italie, ont été de véritables laboratoires de l’usage politique des réseaux sociaux et de la dégradation qu’ils impriment sur le débat public, expérience incarnée par le personnage de Beppe Grillo et le Mouvement 5 étoiles, très actifs sur Internet. C’est ce qu’il peut y avoir de décourageant dans la crise démocratique actuelle : les fronts sont multiples (économique, social, écologique, numérique). D’où l’importance de revenir à l’essentiel, comme la question de la coopération qui, en miroir, éclaire beaucoup de ces lignes de faille démocratiques d’une même lumière.

Stopper l’obsession de la croissance avant que celle-ci ne mette un terme à l’aventure humaine sur la planète.

Ce modèle néolibéral, fondé sur une course sans fin vers une croissance productive, ne risque-t-il pas de nous entraîner vers une sorte d’abîme environnemental ? N’est-il pas temps, pour reprendre une formule de Walter Benjamin, de se saisir du « frein d’urgence », qui serait peut-être la vraie perspective révolutionnaire ?

La déstabilisation de la biosphère est déjà engagée : ce serait trompeur de vouloir se le cacher, même si c’est une réalité très douloureuse à regarder en face. Les crises écologiques s’accélèrent comme un cheval qui s’emballe. Une fois encore, je ne vois aucune explication plus convaincante de ce saccage que nos modèles économiques obsédés par la croissance. Heureusement, ce que l’on appelle la « post-croissance », c’est-à-dire l’invention et la mise en œuvre de nouveaux modèles économiques, progresse à grands pas dans la communauté environnementale et dans la conversation mondiale. L’année dernière, a été organisée au Parlement européen la plus grande conférence internationale sur le sujet – « Beyond Growth » –, qui a rassemblé des milliers de personnes, et des dizaines de projets de recherche sont aujourd’hui financés en Europe autour de ces thématiques, alimentant des centaines de publications académiques.

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Le frein d’urgence dont vous parlez, c’est la post-croissance : stopper l’obsession de la croissance avant que celle-ci ne mette un terme à l’aventure humaine sur la planète. C’est une perspective révolutionnaire : sans la croissance et tous ses sous-produits – le profit, la compétitivité, l’attractivité, la marchandisation, la dévalorisation, etc. –, le capitalisme implose. Je ne vois donc pas d’horizon plus souhaitable et réaliste aujourd’hui que la post-croissance, mais il faut définir ce qui vient après et le rendre désirable, d’où l’importance de l’économie du bien-être.

Le programme d’austérité semble déjà écrit et la question est de savoir qui va se dévouer pour l’appliquer.

Pour en venir à notre contexte politique actuel, voilà un mois et demi que nous sommes sans gouvernement (2). N’assiste-t-on pas aujourd’hui à un déni de démocratie, le président de la République refusant de respecter le choix populaire qui s’est exprimé dans les urnes début juillet (même sans qu’une majorité absolue se soit dégagée) ?

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L’entretien a été réalisé en août 2024.

Je ne suis ni constitutionnaliste ni politiste, mais cela me paraît une évidence et je crois que cela va beaucoup plus loin qu’un déni démocratique : c’est un démenti démocratique. Le déni, c’est le refus, parfois inconscient, de reconnaître la réalité. Ici, les institutions sont explicitement utilisées pour contredire la réalité, lui faire dire le contraire de ce qu’elle dit et donc l’altérer. Il y a de nombreux pays dans le monde qui mettent du temps à former un gouvernement, parfois des mois, comme en Belgique ou en Allemagne, parce qu’ils sont engagés dans des négociations politiques selon des logiques de grande coalition avec une discussion de fond sur les urgences et les priorités.

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Mais ce n’est pas du tout ce à quoi on assiste ici en France : le programme d’austérité semble déjà écrit et la question est de savoir qui va se dévouer pour l’appliquer. Cette idée que la démocratie peut être suspendue pour laisser la place à un gouvernement technique qui va restaurer la crédibilité économique du pays me rappelle, sur un mode moins dramatique, la suspension de la démocratie dans la Grèce antique pour laisser la place à des phases de tyrannie, censées conduire de nouveau vers la démocratie. Sauf que les tyrans étaient alors convoqués pour apurer le passif d’inégalités sociales !

Ne risque-t-on pas d’apparaître auprès de nos partenaires de l’Union européenne comme un pays en pleine déliquescence démocratique ? Avec peut-être des conséquences économiques ?

Le débat autour de la crédibilité européenne de la France est, me semble-t-il, pétri de contresens. Reprenons la séquence telle qu’elle s’est déroulée : le gouvernement français a imposé la réforme des retraites à une population qui disait la refuser à 90 %. Il l’a fait au nom de la crédibilité budgétaire, qui fait partie des règles européennes auxquelles le gouvernement français a souscrit à travers la ratification des traités de l’Union européenne. Cette réforme a plongé le pays dans une telle crise sociale que nous voilà aujourd’hui avec une extrême droite aux portes du pouvoir, et dans l’incapacité de voter un budget. C’est une leçon à méditer : en croyant se rapprocher de la crédibilité, on s’en éloigne.

Éloi Laurent, lors de la présentation du programme économique du NFP, en juin 2024. (Photo :
Henrique Campos / Hans Lucas / AFP.)

Deuxièmement, les agences de notation sont à présent préoccupées de la capacité de la France, non pas à financer sa dette à long terme, mais à trouver des majorités pour voter les dépenses et les ressources de l’État. Au vu de la situation actuelle, il est difficile de leur donner tort. La soutenabilité de la dette dépend avant tout de la soutenabilité politique, qui dépend elle-même de la soutenabilité sociale.

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À la lumière de ces deux réalités, le débat sur la crédibilité économique m’apparaît surréaliste : le programme du Nouveau Front populaire repose d’un côté sur l’investissement dans les services publics et la consolidation du modèle social, qui est la colonne vertébrale du contrat social français, et de l’autre sur la recherche de nouvelles recettes fiscales, qui permettront la baisse des inégalités sociales. Peut-on imaginer un programme économique plus crédible pour restaurer la confiance politique en France ?

En ne tenant pas compte aujourd’hui de l’expression démocratique du 7 juillet, Emmanuel Macron ne joue-t-il pas à un jeu dangereux qui pourrait ouvrir la voie à l’extrême droite, dont toute l’histoire montre qu’il ne s’agit pas pour elle de se plier au jeu démocratique ?

La montée de l’extrême droite a des causes plurielles, mais la déstabilisation du contrat social dans les années post-covid me paraît avoir joué un rôle essentiel selon deux horizons de temps : le premier, c’est l’insécurité de l’existence sous l’effet de l’insécurité alimentaire et de la précarité énergétique qui explosent en France à la suite de l’agression russe en Ukraine. Le second horizon, c’est l’impossibilité de se projeter dans un avenir meilleur avec la réforme des retraites. En deux ans à peine, le quotidien comme le devenir de dizaines de millions de personnes sont devenus incertains.

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Il faut donc absolument rétablir de la stabilité sociale à court et moyen terme. Cela suppose que les trois priorités d’action soient la lutte contre l’insécurité alimentaire et celle contre la précarité énergétique, et la restauration de ces droits sociaux que sont, en France, la santé et la retraite, les deux étroitement liés. La capacité à atténuer ces crises déterminera beaucoup du destin de la démocratie dans ce pays au cours des prochaines années. Il me semble que c’est aussi ce que comprennent les démocrates autour de Kamala Harris : la démocratie n’est pas seulement la défense des institutions, c’est aussi la protection des existences.

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