France Travail : de bien commodes indépendants

Prestataire régulier de l’acteur public de l’emploi et d’autres organismes, l’institut d’études La Voix du Client se démarque par son usage quasi systématique des micro-entrepreneurs, dans des conditions qui dérogent aux cadres légaux.

Louis Bontemps  et  Mathilde Doiezie  • 18 septembre 2024 abonné·es
France Travail : de bien commodes indépendants
Une action du collectif Précaires invisibles lors de la manifestation du 1er Mai à Toulouse.
© Antoine Berlioz / Hans Lucas via AFP

« Bonjour, je suis Anaïs, société La Voix du client. Je vous contacte de la part de Pôle emploi, pour qui nous réalisons une étude sur le parcours professionnel des demandeurs d’emploi inscrits en décembre 2021. Auriez-vous quelques instants à m’accorder ? » Cette accroche, Anaïs, 25 ans, la prononçait tout au long de la journée lorsqu’elle travaillait à La Voix du Client (LVDC) en 2022. Elle suivait scrupuleusement le script que lui avait fourni l’entreprise et que Politis a pu consulter, suspendue aux appels à répétition programmés par la plateforme de cet institut d’études français spécialisé dans la télé-enquête.

C’était indépendant sans l’être vraiment, aucun des critères du travail en indépendant n’était respecté.

Anaïs

Parfois, il fallait interroger des demandeurs d’emploi devenus micro-entrepreneurs. Une situation proche de « l’ironie », concède Maud*, 24 ans, elle-même micro-­entrepreneuse lorsqu’elle effectuait ce travail pour le compte de LVDC, comme les autres personnes que nous avons interrogées. « C’était indépendant sans l’être vraiment, aucun des critères du travail en indépendant n’était respecté, décrit Jean, 43 ans. Normalement, on gère soi-même ses horaires et ses tâches. Avec La Voix du Client, il y a un minimum horaire à respecter, et la pression des chefs. On est un salarié un peu déguisé. On comprend bien que c’est juste pour qu’ils ne payent pas les charges. »

*

Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

La Voix du Client, qui se présente plus sobrement sous son sigle au secteur public, dont il est un prestataire régulier, tire son nom d’un néologisme de l’univers du marketing évoquant les retours de satisfaction des clients. Pas de clients, pourtant, chez France Travail (ex-Pôle emploi), mais des demandeurs d’emploi : salariés licenciés, en fin de CDD ou partis d’un CDI pour se reconvertir, trouver un meilleur travail ou démarrer leur entreprise.

Quoi qu’il en soit, France Travail veut interroger leur « satisfaction » sur les services proposés ou effectuer un suivi sur la création de leur micro-entreprise, un parcours que l’acteur public de l’emploi encourage d’ailleurs largement. Pour mesurer tout cela, France Travail passe des appels de marché auprès de prestataires privés, comme son statut l’y oblige.

Salariat déguisé

Avec des prix jusqu’à plus de 30 % inférieurs à ceux de ses concurrents, comme Politis a pu le constater sur des documents internes, La Voix du Client aurait remporté tous les marchés d’enquête téléphonique de l’institution depuis 2021, selon les données publiques des appels de marché. Le dernier remonte au 8 août. LVDC est fière de travailler avec France Travail. Sur son site, son nom est affiché en gros : sans doute une manière de prouver le sérieux de son travail.

Tous ces acteurs publics semblent se rendre ainsi complices du recours abusif à des micro-entrepreneurs.

D’autres acteurs publics lui confient aussi volontiers leurs fichiers d’adhérents : la Dares (l’institut d’études et de statistiques rattaché au ministère du Travail), Atout France (l’opérateur de l’État en matière de tourisme) ou le ministère de l’Enseignement et de la Recherche. Le hic ? Tous ces acteurs publics semblent se rendre ainsi complices du recours abusif à des micro-entrepreneurs.

La Cour de cassation, dans son « arrêt Uber » prononcé en 2020, a rappelé que « les critères du travail indépendant tiennent notamment à la possibilité de se constituer sa propre clientèle, la liberté de fixer ses tarifs et la liberté de définir les conditions d’exécution de sa prestation de service ». Des conditions qui ne sont pas totalement remplies chez La Voix du Client.

Sur le même sujet : Pour les demandeurs d’emploi, des « immersions » qui posent question

En dehors d’un relatif choix d’horaires de travail (dans le cadre d’un planning tout de même géré par LVDC), un lien de subordination semble évident : management direct avec écoute des appels, points réguliers lors de pauses décrites comme non rémunérées, absence de négociation sur le tarif horaire, client unique, etc. Une organisation du travail confirmée par Bruno François, directeur associé de l’entreprise, interrogé par Politis, à l’exception des entretiens non rémunérés avec les managers.

L’entreprise sait très bien que ce sont des personnes précaires qui se tournent vers elle, donc elle en joue.

Anaïs

La Voix du Client ajoute ainsi son nom à la longue liste d’entreprises qui contribuent à l’uberisation du monde du travail en s’arrangeant avec le code du travail. Les personnes interrogées pour cet article déclarent avoir accepté à contrecœur de se constituer en micro-entreprise, même si le recours à ce statut par LVDC n’était pas caché. « Je n’ai jamais eu envie de devenir autoentrepreneuse et cette expérience m’en a probablement un peu dégoûtée, précise par exemple Anaïs. À l’époque, j’aurais juste pris n’importe quoi et l’entreprise sait très bien que ce sont des personnes précaires qui se tournent vers elle, donc elle en joue. »

Échapper aux cotisations patronales

Chez La Voix du Client, il y a pourtant « une trentaine » de personnes qui travaillent régulièrement dans les bureaux situés à Saint-Ouen, « des CDI auxquels on donne la position de cadre », décrit Bruno François. Adeline, 41 ans, employée depuis dix ans par LVDC et devenue « super­viseuse », travaille bien au siège, mais ne bénéficie pas de ce sésame. Elle affirme être vacataire, donc en CDD d’usage (CDDU). Elle ne s’en plaint pas, se réjouit même de la liberté de son statut : « Nous sommes un peu comme les intermittents du spectacle. Il n’y a pas de contrainte, mais on a un bulletin de salaire à la fin du mois, ce qui permet de cotiser pour la retraite, la maladie… » Moins bien lotie qu’une personne en CDI, en termes de protection, mais beaucoup mieux que ses « collègues » micro-entrepreneurs.

Dans l’entreprise, le nombre de télé-­enquêteurs peut monter à plus de 100 en fonction des enquêtes, précise Bruno François. Mais le recrutement est « très ­difficile, c’est une vraie limite à notre ­croissance ». Interrogé sur le recours massif à des micro-entrepreneurs, le directeur associé est mal à l’aise. Il concède que ce n’est peut-être pas adapté, mais se défend de profiter de ce statut : « Nous n’avons aucun avantage financier à prendre un micro-entrepreneur plutôt qu’un salarié en CDD d’usage. »

Le patron part du principe qu’il attribue le même montant brut aux deux statuts, et tant pis pour les salariés en CDDU qui doivent assumer un revenu net plus bas (puisque les cotisations sont plus élevées). Il oublie qu’il pourrait augmenter leur tarif brut et assumer les cotisations patronales auxquelles il échappe aujourd’hui avec ses méthodes.

Sur le même sujet : À France Travail, « on est en première ligne du désespoir »

Bruno François joue la carte de David contre Goliath. « Nous sommes une toute petite société dans le secteur des instituts d’études. Notre chiffre d’affaires est de 5 ou 6 millions d’euros. » En face se trouvent des concurrents beaucoup plus gros, comme Ipsos, BVA ou Kantar. Est-ce une raison pour mener une concurrence déloyale en ayant recours à une main-d’œuvre déguisée en micro-entrepreneurs ? « Des concurrents nous en veulent beaucoup depuis quelques marchés et essaient un peu de nous chercher des poux », admet le dirigeant de LVDC.

Si les faits sont avérés, nous prendrons les décisions qui s’imposent. 

France Travail

Il retourne alors la balle à l’envoyeur, s’en prenant aux CDDU très répandus dans tout le secteur, qu’il ne trouve pas plus favorables aux travailleurs. « Après avoir signé un contrat, vous n’avez pas beaucoup plus de droits que ça », estime-t-il. Bruno François fait perdurer une situation de longue date. Avec un de ses collègues, Mohamed Ben Alima, il a racheté en fin d’année dernière l’entreprise créée en 1983 par Alain Sabathier. Celui-ci se consacre aujourd’hui à des activités de « business angel (1) » et d’accompagnement de créateurs d’entreprise. Leur conseille-t-il de recourir à des micro-entrepreneurs pour leurs activités, afin d’éviter de payer des cotisations patronales ?

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Investisseur dans des sociétés innovantes à fort potentiel.

Courses au prix et marchés juteux

Et que pense France Travail des pratiques de ce prestataire ? Contactée, la direction générale de l’institution répond qu’elle n’avait « pas eu d’informations » concernant le recours à des micro-entrepreneurs par La Voix du Client. Toute entreprise remportant des appels de marché doit pourtant obtenir son approbation « en cas de sous-traitance de la prestation (et le recours à des micro-entrepreneurs est une forme de sous-traitance) ». « Nous allons lui rappeler cette obligation, conclut l’échange, qui n’a pu être mené que par mails. Si les faits sont avérés, nous prendrons les décisions qui s’imposent. »

France Travail devra sans doute redoubler de vigilance dans les mois à venir. Alors que son budget sous-traitance est passé de 250 millions d’euros en 2018 à 650 millions d’euros en 2023, l’acteur public prévoit encore d’augmenter de 400 millions d’euros le recours à la sous-­traitance, selon des révélations de Mediacités. La situation risque d’accentuer la course au prix des entreprises souhaitant obtenir une part de ces marchés publics juteux. Et de précariser encore davantage les travailleurs ? 

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