Du FN au RN : les emplois fictifs, une affaire de père en fille
Alors que s’ouvre lundi 30 septembre le procès des assistants parlementaires du FN-RN, des documents en notre possession prouvent que le parti d’extrême droite détournait les fonds européens pour rémunérer ses cadres et ses dirigeants bien avant 2004. Le préjudice global est estimé à 6,8 millions d’euros par le Parlement européen.
dans l’hebdo N° 1829 Acheter ce numéro
Marine Le Pen joue son avenir au tribunal à partir du 30 septembre. Ce jour-là s’ouvre pour deux mois, devant la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le procès de « l’affaire des assistants parlementaires européens du Front national », rebaptisé depuis Rassemblement national. L’ex-présidente du FN-RN, le parti en tant que personne morale et 26 de ses membres ou ex-membres vont devoir répondre de l’accusation de « détournement de fonds publics » pour des faits commis entre 2004 et 2016. Si sa responsabilité est reconnue, la cheffe du RN encourt jusqu’à dix ans de prison et un million d’euros d’amende, des peines qui peuvent être assorties d’une inéligibilité de dix ans.
La justice soupçonne le FN-RN d’avoir attribué des emplois d’assistance parlementaire à des cadres ou militants du parti qui n’auraient jamais mis les pieds à Strasbourg ou travaillé pour leurs députés européens. Ils auraient travaillé en revanche pour le parti frontiste, lui permettant des économies substantielles sur sa masse salariale.
Après huit ans d’instruction, les magistrats y voient la mise en place « de manière concertée et délibérée » d’un « système de détournement » des enveloppes (21 379 euros mensuels) allouées par l’Union européenne à chaque député pour rémunérer des assistants parlementaires. Pour un préjudice global estimé à 6,8 millions d’euros par le Parlement européen, partie civile, à l’origine de l’enquête.
Le Front national a longtemps fait de la dénonciation des scandales politico-financiers son argument électoral. Aux élections législatives de 1993, dans ses meetings et sur ses affiches, Jean-Marie Le Pen se présentait « mains propres et tête haute ». Martelé des années durant, ce slogan ne peut plus l’être. Depuis l’accession de Marine Le Pen à la présidence du parti d’extrême droite, en 2011, le masque est tombé avec les premiers soupçons sur sa gestion des deniers publics.
En 2020, puis en appel en 2023, le RN (nouvelle appellation du parti lepéniste depuis 2018) a été condamné pour « recel d’abus de biens sociaux » dans l’affaire des kits de campagne utilisés par les candidats du parti lors des élections législatives de 2012. Une condamnation confirmée par la Cour de cassation le 19 juin dernier.
La probité du parti lepéniste est à nouveau sur la sellette cet automne. Le RN et vingt-sept personnes, dont Marine Le Pen et son père, sont convoqués devant la justice pour « détournement de fonds publics » au préjudice du Parlement européen. Les magistrats les accusent d’avoir participé, entre 2004 et 2016, à un système visant à soulager les finances de leur parti à travers l’embauche d’assistants parlementaires payés sur fonds européens alors qu’ils travaillaient en réalité pour le FN-RN.
La combine n’était pas nouvelle. Des bulletins de paie de 1993, analysés dans les pages qui suivent, nous permettent d’affirmer que le parti d’extrême droite y avait recours dès 1989 pour rémunérer ses principaux cadres. Attestant une continuité certaine de Jean-Marie à Marine, du FN au RN.
Michel Soudais
« Les situations considérées n’avaient rien d’accidentel ni de ponctuel, notait le parquet dans son long réquisitoire demandant le renvoi devant le tribunal correctionnel. [Ces] détournements […] se sont inscrits dans le cadre d’une gestion pilotée par les dirigeants successifs du FN et peu à peu structurée en véritable système centralisé, [alors que le parti était] en grande difficulté financière. » Rien d’accidentel ni de ponctuel en effet. Entré pour la première fois au Parlement européen en 1984 avec dix élus emmenés par Jean-Marie Le Pen, le FN n’a pas mis longtemps pour mettre à profit les moyens qu’offre l’institution.
Interrogé en 2016 par les journalistes Marine Turchi (Mediapart) et Mathias Destal (Marianne), Jean-Marie Le Chevallier, ancien député européen (1984-1999) et trésorier du Groupe des droites européennes durant ses deux premières mandatures, le reconnaissait sans détour (1) : « Avoir des élus européens nous permettait d’avoir des frais de mission, des possibilités de voyager, mais aussi de financer du personnel. »
« Marine est au courant de tout… », Marine Turchi et Mathias Destal, Flammarion, 2017, p. 288.
L’ex-maire de Toulon, de 1995 à 2001, évoquait à titre d’exemple le cas d’« une secrétaire à la mairie payée par l’Europe », de son directeur de cabinet « au début engagé sur des fonds européens », ou encore du premier garde du corps de Jean-Marie Le Pen jusqu’en 1992, Robert Moreau, alias « Freddy », « fonctionnaire européen ».
Jean-Claude Martinez, vingt ans député européen avant de claquer la porte du FN en 2008, avait aussi raconté qu’on lui avait demandé à la fin des années 1990 de prendre pour assistante parlementaire Huguette Fatna, qui s’occupait des enfants de Marine Le Pen à Saint-Cloud, ce que l’intéressée a démenti sans convaincre.
Des rémunérations remontant au moins à l’été 1989
Ces anecdotes ne donnent toutefois qu’un très faible aperçu de la manière dont les fonds européens ont contribué, bien avant 2004, à financer l’appareil du parti d’extrême droite. Dix-neuf bulletins de paie de juillet 1993, dont les copies nous ont été transmises il y a trente et un ans, attestent la prise en charge par le Parlement européen des rémunérations de cadres importants dans l’organisation du parti. Et cela depuis au moins l’été 1989, à la suite du scrutin qui avait à nouveau envoyé dix frontistes siéger à Strasbourg et à Bruxelles.
Parmi les 17 personnes rémunérées comme « assistants parlementaires » par le Groupe technique des droites européennes (2), que présidait Jean-Marie Le Pen, figuraient deux des quatre membres du bureau exécutif du FN, les deux autres étant députés européens : son vice-président, Dominique Chaboche (décédé en 2005), et Carl Lang, le secrétaire général du mouvement. Mais aussi l’adjoint de ce dernier, Franck Timmermans, et sa secrétaire, ainsi que trois secrétaires nationaux, Martial Bild, Jean-François Jalkh et Michel Collinot, et quatre autres membres de ce service stratégique, dont Arnaud Soyez, alors directeur du service informatique – il avait mis en place et conçu le logiciel des adhésions – et directeur du service du fichier.
Deux bulletins concernent la comptable et une secrétaire de direction du groupe parlementaire sans autre responsabilité dans le parti.
Sont également rémunérés comme « assistants parlementaires » : le chef de cabinet du secrétariat de Jean-Marie Le Pen, Bruno Raccouchot ; son directeur de la communication, Alain Vizier, bien connu des journalistes comme responsable du bureau de presse du parti ; le directeur adjoint du Front national de la jeunesse, Robert Ottaviani ; le directeur de l’atelier de propagande, un service rattaché à la délégation générale dirigée par Bruno Mégret ; et le responsable de la revue de presse du FN, Raymond (prénom usuel : Gérard) Fraysse.
Politis a mis la main sur les bulletins de paie d’anciens collaborateurs parlementaires qui révèlent une véritable continuité dans les pratiques de la famille Le Pen, du père à la fille, du FN au RN, s’agissant de leurs eurodéputés. Sur les bulletins qui nous ont été remis, les numéros d’ordre attribués à chaque salarié vont de 1 à 35. Il nous en manque au moins 16 pour considérer la série complète. Sous cette réserve, ces bulletins de paie n’en éclairent pas moins une page d’histoire du fonctionnement financier du parti lepéniste. En faire état au moment où ce dernier doit répondre devant la justice de la poursuite de ces pratiques dans les années 2010 nous semble d’un indéniable intérêt public.
Toutes les activités de ces « assistants parlementaires » européens dans l’organisation du parti sont dûment répertoriées dans l’édition 1993 d’un « annuaire politique » de plus de 500 pages, Hommes et femmes du Front, publié par le mouvement. Une seule « assistante », Isabelle M., en est absente. Restent donc quinze hommes et une femme dont on peine à imaginer que leurs fonctions ou mandats leur aient permis de travailler à plein temps (169 heures/ mois), ou même à mi-temps (84 heures/mois) comme trois d’entre eux, au service du groupe parlementaire qui les employait, et à distance de celui-ci en un temps où les téléphones portables et internet n’existaient pas encore.
Martial Bild, qui est l’un des rares, dans cet « annuaire politique », à afficher comme profession « attaché parlementaire européen (3) » – emploi qu’il exerce à plein temps depuis le 1er août 1989, indique son bulletin de paie –, y cumule les casquettes. Au secrétariat général, il est secrétaire national à l’information et à la communication interne ; à ce titre, il anime Radio Le Pen, un message téléphoné quotidien, et est l’animateur du 3615 Le Pen, le minitel du parti.
Deux des trois « assistants parlementaires » à mi-temps mentionnent également cette activité européenne.
Au sein de la délégation générale, il est délégué national aux actions catégorielles avec deux assistants, et directeur de publication délégué d’un bimensuel, La Lettre de Jean-Marie Le Pen. Membre du bureau politique et du comité central du parti, il est aussi élu au conseil régional d’Île-de-France – un mandat alors indemnisé mensuellement 13 800 francs net (4), et conseiller municipal de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
Les Dossiers du Canard, avril 1993, p. 13.
Comment concilier toutes ces activités dans des journées de 24 heures ? En quoi consistait son travail auprès des députés européens ? Était-ce un vrai temps plein ? À ces questions, nous n’avons pu avoir de réponse. Après avoir quitté le FN en 2008, Martial Bild est aujourd’hui directeur général de TV Libertés, une webtélé dite de « réinformation ». Contacté par Politis, il nous a répondu par texto : « J’ai depuis 15 ans la même attitude : je n’évoque plus mon engagement passé. Et je ne déroge jamais à cette règle. »
« Une fois assistants parlementaires, le Front ne leur donnait plus rien »
Joint par téléphone, Carl Lang ne se souvient plus avoir été assistant parlementaire européen, rémunéré trois fois le Smic à partir de l’été 1989, salaire qu’il cumulait avec une indemnité de conseiller régional en Basse-Normandie puis dans le Nord-Pas-de-Calais. Avant d’admettre que « c’est très possible ». Secrétaire général du parti, son numéro deux – en concurrence avec Bruno Mégret –, il avait « la responsabilité globale de l’appareil du mouvement », de son « dynamisme militant », de « l’implantation et l’enracinement structurel et électoral ».
Il y a trente ans de ça, je ne me souviens plus. Et puis je n’ai pas envie de me souvenir, vous imaginez bien.
C. Lang
Comment exerçait-il son assistance parlementaire à plein temps ? « Il y a trente ans de ça, je ne me souviens plus. Et puis je n’ai pas envie de me souvenir, vous imaginez bien », lâche-t-il. Exclu du FN fin 2008, il se dit « retraité de la politique depuis cinq ans ». Député européen vingt ans durant, de 1994 à 2004, il distingue « un avant et un après 2009 » : « À partir de cette date, le statut des assistants parlementaires a changé pour un nouveau statut beaucoup plus contraignant, en même temps que la mise en place d’un statut de député européen. »
À ses yeux le fonctionnement du FN avant cette date était celui de tous les groupes de tous les pays de l’UE. Et avec une application rétroactive du statut de 2009, « tout le monde serait au tribunal ». Mais « ceux qui après 2009 ont fonctionné comme avant 2009 n’ont pas pris en compte la réalité de l’évolution du statut ». C’est pourtant ce qu’a fait le FN, en grande difficulté financière après 2007. L’économie sur sa masse salariale était en effet importante. « Une fois qu’ils étaient assistants, le Front ne leur donnait plus rien », confirmait en 2019 Jean-Pierre Reveau, son trésorier pendant vingt-cinq ans jusqu’en 2009, auprès d’une journaliste de Radio France.
Les élus européens assument les frais d’une grande partie du personnel du Paquebot.
J-M. Le Pen
En 1993, le total des rémunérations brutes et des « charges employeur » de ces 17 « assistants parlementaires » pris en charge par le Parlement européen représentait près de 271 000 francs (66 755 euros) par mois, soit 3 250 000 francs en année pleine. Près de trois fois le montant des « salaires et charges » (1 134 174 francs) que le FN déclarait avoir payé en 1992 dans le bilan transmis à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) et publié au Journal officiel le 24 février 1994.
Avant 1994, le FN ne bénéficiait que d’un très faible financement public. La loi de mars 1988 le réservait aux partis et formations politiques ayant des députés et des sénateurs, or il n’avait qu’une députée élue dans une partielle fin 1989. À partir de 1994, le FN bénéficie d’une modification de cette loi qui attribue désormais la moitié du financement public aux partis ayant présenté au moins 50 candidats aux législatives en fonction de leur résultat. Avec 3 153 088 voix (12,4 %) obtenues aux élections législatives de mars 1993, le FN obtient une aide publique de 36,4 millions de francs.
Pour autant, cela ne semble pas avoir modifié son utilisation des fonds européens. Le 5 décembre 1998, alors que le parti se déchire sur sa tête de liste aux prochaines élections européennes lors d’un conseil national houleux, point de départ de la scission mégretiste, Jean-Marie Le Pen rappelle l’enjeu de ce scrutin à ses troupes : « Les élus européens assument les frais d’une grande partie du personnel du Paquebot [le siège du parti]. Par conséquent, il n’est pas indifférent que nous remportions une belle victoire ou, au contraire, que nous subissions un échec lors des élections européennes. » Avoir prolongé ces pratiques héritées pourrait coûter cher à Marine Le Pen.