Frederick Wiseman : « La complexité me fascine »

Trois films de Frederick Wiseman sont ressortis tandis qu’une rétrospective intégrale lui est consacrée à la BPI du Centre Pompidou. L’occasion d’une rencontre avec cet immense documentariste qui préfère montrer que démontrer.

Christophe Kantcheff  • 24 septembre 2024 abonné·es
Frederick Wiseman : « La complexité me fascine »
Dans son œuvre, considérable, Frederick Wiseman explore de façon centrale la question du pouvoir.
© Wolfgang Wesener

Law and Order, Hospital et Juvenile Court / Frederick Wiseman

Rétrospective (1re partie) / Jusqu’au 20 décembre / Cinémathèque
du documentaire à la BPI (Centre Pompidou)

Tandis que trois des premiers films de Frederick Wiseman sont ressortis en copies neuves, Law and Order (1969), Hospital (1970) et Juvenile Court (1973), la Cinémathèque du documentaire à la BPI (Centre Pompidou), à Paris, lui consacre une rétrospective intégrale, portant pour sous-titre « Nos humanités ». Présent à Paris pour quelques mois, Frederick Wiseman, aujourd’hui âgé de 94 ans, est comme chez lui en France, dont il manie parfaitement la langue et où il a tourné quelques films, dont le dernier en date, Menus plaisirs – Les Troisgros (2023). C’était l’occasion de revenir avec lui sur son œuvre considérable, à tous les sens du terme, qui s’étend sur plus de six décennies.

Êtes-vous toujours, comme à vos débuts, dans le même esprit avant de commencer un film, c’est-à-dire sans a priori ?

Frederick Wiseman : Oui. La plupart du temps, je ne connais rien de l’endroit que je vais filmer. Pour repérer géographiquement les lieux et leur organisation, je m’y rends une demi-journée, voire une journée entière, mais pas davantage. Je n’aime pas être présent et voir des choses intéressantes si je ne suis pas prêt à tourner.

Le hasard joue beaucoup dans tous les aspects de mon travail.

Dès lors, qu’est-ce qui vous décide à tourner ici plutôt que là ?

Le hasard joue beaucoup dans tous les aspects de mon travail. Quand j’approche de la fin de la fabrication d’un film, qu’il me reste six ou sept semaines de montage, je commence à réfléchir au prochain. Je choisis un sujet en fonction de ce qui m’intéresse à ce moment-là ; c’est la plupart du temps un lieu qui entre dans ma définition très large de ce qu’est une institution.

Sur le même sujet : Frederick Wiseman : « J’aime choisir l’endroit qui excelle dans son domaine »

À voir Law and Order, l’un de vos premiers films, pour lequel vous avez filmé pendant huit semaines la police de Kansas City, on pourrait croire qu’avant de vous lancer vous avez lu des sociologues qui traitent de ces sujets.

Non. De toute façon, la plupart du temps, les sociologues n’ont pas écrit sur l’endroit spécifique où je tourne. Je lis de la littérature, pas de la sociologie. Je ne suis pas très versé dans les sciences sociales. Trop souvent j’y trouve des généralisations et, en outre, c’est si mal écrit que j’ai du mal à les lire.

On vous rapproche parfois d’Ervin Goffman, sociologue spécialiste des interactions sociales. Vous avez une anecdote à son propos…

Oui, c’est une expérience très drôle qui s’est déroulée quand j’étais en train de monter mon premier film, Titicut Follies (1967), tourné dans un hôpital pour aliénés criminels. J’avais un ami qui était doctorant avec Goffman à Harvard. Il l’a amené dans ma salle de montage. J’étais en train de travailler sur la séquence où le gardien, préparant le corps d’un mort avant la mise en bière, place du coton dans ses yeux. Goffman a regardé la séquence et a dit : « Ça c’est typique des gardiens, il ne porte aucune attention au détenu, il ne lui parle pas et le traite comme un objet. » Le grand observateur Ervin Goffman n’avait pas remarqué que l’homme était mort ! Je n’ai rien dit mais cela m’a beaucoup amusé, d’autant que Goffman était un homme prétentieux et dénué de sincérité.

Sur le même sujet : Wiseman, maestro du documentaire

Si on vous disait que vous êtes un « cinéaste engagé », comment l’entendriez-vous ?

Tout dépend de ce qu’on met dans ce terme. Je ne fais pas de films idéologiques, parce que dans ce cas, il faut supprimer ou nier trop de choses, c’est-à-dire tout ce qui ne va pas dans le sens de cette idéologie. Ces films veulent convaincre ; or, moi, je ne veux convaincre personne. Un exemple : Michael Moore. Ses films sont très idéologiques donc très schématiques. En outre, ils n’ont aucun intérêt visuel. Ce qui est quand même un problème au cinéma !

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de message dans mes films. Le message est le suivant : faites attention à la complexité du sujet.

Des spectateurs aiment certains de mes films parce qu’ils les croient idéologiques, comme Law and Order ou Juvenile court, mais en rejettent d’autres, comme National Gallery (2014), Model (1980) ou Crazy Horse (2011). À mon avis, ils ne comprennent pas ces films. Pour ce qui est de montrer des situations humaines, National Gallery est le plus dur de tous mes films si on pense à ce que représentent les tableaux qui se trouvent dans le musée : des suicides, des tortures, des meurtres, des cadavres, des guerres… Les grands peintres ont une vision de la condition humaine qui n’est pas idyllique.

Sur le même sujet : « National Gallery », de Frederick Wiseman : La peinture, art oral

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de message dans mes films. Le message est le suivant : faites attention à la complexité du sujet. Par exemple, Law and Order a été tourné en 1968. À cette époque, tout le monde, moi y compris, pensait que les policiers étaient sans exception d’odieux personnages. Mais, en passant huit semaines dans une voiture avec eux, j’ai rapidement constaté que les policiers n’avaient pas l’apanage de la violence et qu’ils ont leur utilité. Je ne dis pas que tous les comportements de la police sont corrects. Il faut dénoncer les violences policières. Mais, comme on le voit dans le film, ils font aussi de la médiation, ils aident. À l’époque, et même encore aujourd’hui, cette vision non manichéenne de la police n’était vraiment pas évidente.

Le début de Law and Order et celui de Welfare (1975) sont les mêmes. On voit une série de photos d’identité de personnes majoritairement blanches. Est-ce pour indiquer que celles et ceux qui ont affaire à la police, tout comme les bénéficiaires de l’aide sociale, ne sont pas uniformément noir.es ?

Oui.

Il y a donc là une volonté de nature politique de votre part ?

Oui, il n’y a rien qui ne soit pas voulu ! Et je ne suis pas contre la politique, ce serait stupide de ma part car tout est politique, mais je suis en faveur des idées qui suggèrent que la politique est compliquée.

Chaque film est un mélange d’événements très spécifiques et d’idées plus générales.

Vous dites qu’au montage vous cherchez à comprendre ce que vous avez tourné. Pour vous, la réalité n’a rien de transparent ?

Exactement. Je cherche à comprendre et à donner une forme. Les deux choses sont tout aussi importantes. Je commence avec 150 heures de rushes qui n’ont aucune forme. Toutes les séquences qui sont dans le film sont issues d’un choix raisonné, de même que la façon dont les séquences sont en rapport les unes avec les autres et la détermination de leur place. La complexité me fascine. L’une des raisons pour lesquelles je fais du cinéma, c’est de proposer une représentation de cette complexité. Y compris des idées abstraites. Chaque film est un mélange d’événements très spécifiques et d’idées plus générales qui sont liées à ces spécificités.

Welfare (1973), au coeur d’un bureau d’aide sociale new-yorkais. (Image : Météore Films.)

Dans vos films, la question du pouvoir est centrale, la manière dont il s’exerce, et comment on y résiste : d’où la nécessité du mensonge que l’on voit notamment dans Welfare, avec ce couple au début…

Ce qui m’intéresse dans cette séquence, c’est que l’employée va accorder l’aide à ce couple même si elle a deviné que l’homme ment. Comment je sais qu’elle a deviné ? Et bien, quand il prétend ne pas être marié avec une autre femme, l’employée se pince le nez comme quand on dit : « Ça pue le mensonge ». Mais elle constate que ce couple est dans une urgence et répond favorablement à sa demande. Elle exerce son pouvoir de manière positive. Mais on voit aussi l’absence de pouvoir, par exemple dans l’avant-dernière séquence de Law and Order, quand les policiers s’interposent entre un homme et sa femme : l’homme soupçonne la femme d’être amoureuse d’un autre et veut récupérer leur enfant. Un policier dit : « Je ne suis pas travailleur social. Faites appel à un avocat. » Il est impuissant. Il ne peut exercer son pouvoir. Et il se doute bien que l’homme n’a pas les moyens de se payer un avocat : cette séquence suggère d’ailleurs que soit mis en place un service gratuit pour les pauvres.

Le documentaire n’est pas voué uniquement à révéler la perversion d’un système ou la noirceur humaine.

Depuis une vingtaine d’années, vos films ont tendance à être plus positifs. Vous mettez en avant des gens, à l’intérieur d’institutions, qui initient, entreprennent, créent de l’entraide, font vivre la démocratie où qu’ils soient…

Ce n’est pas parce que j’ai eu une révélation en me réveillant un matin. J’ai toujours pensé qu’il est aussi important de montrer des gens qui font du bon boulot au sein d’institutions ou d’établissements que je choisis parmi les meilleurs dans leur genre. Le documentaire n’est pas voué uniquement à révéler la perversion d’un système ou la noirceur humaine. Le maire de Boston, par exemple, que j’ai filmé dans City Hall (2020), a fait des efforts pour améliorer la vie des habitants. Pourquoi ne serait-ce pas un bon sujet ? La bibliothèque de New York, qui est le sujet de mon film intitulé Ex Libris (2017), est un endroit où l’on préserve les cultures pour les transmettre de génération en génération.

Sur le même sujet : « City Hall », de Frederick Wiseman : Boston, ville ouverte

Plusieurs de vos films, parmi lesquels At Berkeley (2013) ou Ex Libris, montrent l’importance des services publics et la nécessité de leur sauvegarde.

Nous avons besoin d’enseignants dans les écoles publiques, d’hôpitaux, de tribunaux… D’une certaine façon, les institutions publiques sont aux fondements des sociétés. En ce qui me concerne, ma vie a été changée par un professeur qui travaillait dans le lycée public où j’étais élève. Avant d’être en classe avec lui, la lecture ne m’intéressait pas. Mais grâce à lui, à partir de 14 ou 15 ans, je me suis mis à lire. Dès lors, je n’ai cessé d’être un lecteur passionné de littérature.

Quels sont vos écrivains préférés ?

J’ai une prédilection pour Herman Melville. Pour Moby Dick bien sûr, mais aussi pour un autre de ses romans, moins connu, Le Grand Escroc, qui est très drôle. Il y a beaucoup de comique chez Melville. Et bien d’autres choses. C’est un auteur à la mesure de Rabelais ou de Montaigne. Ces écrivains ont approché au plus près l’être humain et en ont donné une vision extraordinaire. D’une certaine façon, lire Melville soulage. J’entre dans une bonne conversation avec quelqu’un de plus sage que moi et qui m’aide à comprendre le monde.

High school Wiseman
High School (1968) : après Titicut Follies (1967), qui se déroulait dans un hôpital pour aliénés criminels, immédiatement interdit, le cinéaste était allé tourner dans un lycée public de Philadelphie. (Image : Météore Films.)

Si, au lieu de vous désigner par ce que vous êtes, cinéaste, on vous classe parmi les écrivains, notamment parce qu’il vous arrive de rapprocher le montage, que vous effectuez seul, avec le travail d’écriture, comment réagissez-vous ?

J’en suis ravi. La meilleure chose que j’ai jamais lue sur le montage de cinéma, c’est la correspondance de Flaubert avec George Sand et avec Louise Colet. Les mêmes problèmes sont posés : comment trouver une structure, comment caractériser les personnages, comment traiter des idées abstraites et lier abstraction et littéralité, comment produire une progression dramatique… Je monte mes films seul, en effet. Je n’aime pas parler pendant le montage, j’aurais trop peur de perdre une idée.

Sur le même sujet : « High School », deuxième film de Wiseman, en salle en France

C’est un moment intense de concentration et de réflexion. Quand je visionne une séquence, je m’assure d’avoir bien compris tout ce qu’il s’y passe. Je dois sans cesse me poser la question du pourquoi, même sur d’infimes détails. Autrement, je ne sais pas comment réduire la séquence, qui, dans les rushes, est toujours beaucoup plus longue que ce qu’elle doit être dans le film, et je ne sais pas non plus où placer la séquence.

Certains de vos films, comme Welfare, montrent des situations absurdes jusqu’au burlesque. La fin de High School (1968), avec la directrice du lycée ravie de lire une lettre sans distance d’un ancien élève soldat au Vietnam, est ironique. Vous appréciez le comique de Melville. Vous aimez raconter des anecdotes comme celle sur Goffman. La part de l’humour chargé de sens est importante chez vous ?

Oui, c’est très important. Je pourrais dire que tous mes films sont drôles. Même si j’espère qu’ils ne sont pas que drôles.

Le comique n’est jamais loin du tragique. Et, dans la conversation, vous aimez allier la blague et le sérieux.

Je ne déteste pas, en effet…

Cinéma
Temps de lecture : 12 minutes