Yanis Varoufakis : « Nous travaillons tous gratuitement pour les Gafam »

« Dès que je tweete, j’ajoute du capital au profit d’Elon Musk. » Dans son dernier livre, l’ex-ministre de l’Économie grec propose une analyse novatrice de l’économie mondiale, à l’heure de la concentration des richesses par les géants du Net. 

Olivier Doubre  • 25 septembre 2024 abonné·es
Yanis Varoufakis : « Nous travaillons tous gratuitement pour les Gafam »
Yanis Varoufakis, à Paris, le 16 septembre 2024.

Les Nouveaux Serfs de l’économie, Yanis Varoufakis, traduit de l’anglais par Morgane Iserte, Les Liens qui libèrent, 352 pages, 24,90 euros

Professeur d’économie à l’université d’Athènes, après avoir tenté en vain, comme ministre de l’Économie, de résister aux diktats néolibéraux de l’Union européenne, de la Banque mondiale et du FMI lors de la crise grecque de 2015, Yanis Varoufakis propose aujourd’hui une analyse novatrice de l’économie mondiale, à l’heure de l’immense concentration des richesses par les géants du Net.

Votre livre souligne une transformation, voire la mort, du vieux capitalisme en un « techno-féodalisme ». Que recouvre ce terme ? Et qu’appelez-vous le « cloud capital » ?

Yanis Varoufakis : Le capital a toujours existé – bien avant même le capitalisme ! Le capital, ce sont d’abord des machines qui servent à produire d’autres biens : charrues, outils, tracteurs, machines à vapeur, etc. Or, il y a à peine une vingtaine d’années, le capital, tel un virus, a muté en une nouvelle forme, qui est le cloud capital : celui que chacun d’entre nous renferme dans son smartphone ! Cette nouvelle forme de capital a d’ores et déjà entraîné une mutation globale du capitalisme.

En quoi ce cloud capital est-il différent du capital traditionnel ? Ce dernier, nous l’avons dit, était destiné à produire des biens de consommation à l’aide de machines ; le « cloud capital », lui, vise à modifier nos comportements. Google, Amazon, Apple, Airbnb, Uber ou Tesla détiennent leur capital au sein de leurs clouds, qui sont leurs serveurs en fibres optiques, regroupés dans d’immenses fermes qui stockent toutes vos données quand vous communiquez avec ces entreprises.

Ce type de capital a donc une relation dialectique avec vous, avec chacun d’entre nous. Quand vous visitez un site, celui-ci vous donne les renseignements demandés ou vous vend ce que vous recherchez, mais il vous incite également à acheter davantage, ou d’autres produits. Il vous connaît et vous donne des conseils personnalisés selon vos goûts, vos intérêts, vos envies. Il a le pouvoir de guider vos comportements.

On n’est plus face à du capitalisme classique (…) Bienvenue dans l’ère du techno-féodalisme !

Les propriétaires de ce cloud capital sont les « cloudalists ». Une nouvelle classe dirigeante qui a remplacé les marchés avec ses plateformes digitales. Mais, surtout, ces cloudalists sont parvenus à ce que chacun d’entre nous travaille gratuitement pour eux. Avec des super-rentes à leur profit, des « cloud rentes », comme je les ai appelées. On n’est donc plus face à du capitalisme classique, quand les propriétaires devaient payer des salaires à ceux qui vendaient leur force de travail. Bienvenue dans l’ère du techno-féodalisme !

Sur le bandeau de votre livre, vous affirmez que « le capitalisme est mort », puisque nous serions entrés dans l’ère de ce techno-féodalisme. Mais y a-t-il vraiment eu une rupture ? Ce techno-féodalisme n’est-il pas néanmoins encore du capitalisme ?

Je reste un vieux marxiste. J’ai donc pensé ce livre comme une pure analyse marxiste de ce nouveau marché contemporain. Comme une mise à jour de l’analyse marxiste face à cette réalité inédite. Pour répondre à votre question, je ne doute pas que, techniquement, on puisse désigner ce techno-féodalisme comme un cloud capitalisme. Ne serait-ce que parce que – c’est la thèse que je défends – le techno-féodalisme a été créé par le capital ; il est fondé sur le capital. On peut donc l’appeler capitalisme, si vous voulez ! Mais, en bon marxiste ou matérialiste dialectique, je pense qu’il faut différencier capital et capitalisme – le premier a d’ailleurs existé bien avant le second.

Ces entreprises tirent d’abord une rente de votre présence sur leur plateforme.

En réalité, le cloud capital a remplacé les marchés. Ainsi, Amazon ressemble à un marché, mais ce n’est pas un marché classique : c’est une plateforme commerciale numérique, ou une « cloud plateforme », certes fréquentée par beaucoup d’acheteurs et de vendeurs, mais qui ne se parlent pas entre eux, ni ne sont en concurrence les uns avec les autres, comme sur un marché. Ils sont mis en relation par un algorithme qui appartient aux propriétaires de cette plateforme, qui sont des sortes de « cloudlords » [seigneurs du cloud] . Ils ne vous vendent rien à vous, client, ou ce n’est pas leur activité principale : ils tirent d’abord une rente de votre présence sur leur plateforme.

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En fait, comme client, vous ne payez rien, mais comme vendeurs, vous payez (comme à Amazon) environ 40 % du prix de ce que vous cédez ! Un taux de profit tout à fait extraordinaire pour l’économie capitaliste classique ! Techniquement, on peut appeler cela du capitalisme, mais on perd alors la dimension centrale de cette grande transformation : la disparition des marchés (au sens classique du terme), car seuls les cloudalists collectent des valeurs sous la forme d’une rente.

Yanis Varoufakis
« Aujourd’hui, comment imaginer mettre des cloudalists et des techno-serfs autour d’une table ? Jeff Bezos va-t-il s’asseoir autour de cette table ? » (Photo : Maxime Sirvins.)

C’est comme si nous étions en l’an 1800 : partout où l’on regarderait, on verrait le féodalisme, mais celui-ci serait en réalité déjà mort – ou en train de disparaître – puisque le virus du capital, à cette époque, était en train de tuer le vieux féodalisme. Ce que j’ai voulu faire, avec ce livre, c’est alerter mes lecteurs sur la formidable transformation du capital que constitue la cloud rente. Il y a toujours la Bourse, mais, si vous ôtez des marchés les Gafam, ou les cloud rentes, ce qui reste est dérisoire !

Qui sont ceux que vous désignez comme les « techno-serfs » et les « techno-prolétaires » ?

Chaque fois que vous vous connectez sur n’importe quel site, vous êtes un cloud-serf ! Dès que je tweete, j’ajoute du capital au profit d’Elon Musk. Dès que j’écoute un morceau de musique sur Spotify, que je poste une vidéo sur Instagram ou sur Tiktok ou que j’utilise Uber, je contribue à augmenter le cloud capital de ces quelques sociétés.

Dès que je tweete, j’ajoute du capital au profit d’Elon Musk.

Des milliards de gens travaillent pour elles, sans même en avoir conscience. Les gamins qui sont sur Snapchat ne réalisent pas qu’ils contribuent à faire grossir son capital ! C’est là toute la formidable évolution vers le techno-féodalisme. Mon point de vue n’est pas moral : je dis simplement que les cloud serfs ne sont pas rémunérés pour le profit qu’ils génèrent au bénéfice des propriétaires des plateformes.

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Quant aux « cloud prolétaires », le même algorithme (sur un capteur que chacun a sur le bras) dirige les mouvements de ceux qui travaillent dans les entrepôts d’Amazon, leur indiquant où aller prendre tel ou tel objet, calculant combien de temps ils passent aux toilettes, et même écoutant leurs conversations avec les autres techno-prolétaires. Et si vous êtes un producteur de vélos électriques, Jeff Bezos et Amazon vous les vendront en prélevant 30 % ou 40 % du prix de vos produits. Vous êtes alors devenu un vassal !

Dans un tel système, vous écrivez que la social-démocratie est inopérante et que nos systèmes démocratiques sont mis à genoux…

La social-démocratie est morte depuis longtemps ! Elle était l’illusion selon laquelle on pouvait civiliser le capitalisme. Certes, autour des années 1960 notamment, elle a apporté de réels progrès parce que le système des accords de Bretton Woods lui a permis de le faire. Mais, avec la mondialisation et la financiarisation de l’économie, sa force a peu à peu disparu. Aujourd’hui, comment imaginer mettre des cloudalists et des techno-serfs autour d’une table ? Jeff Bezos va-t-il s’asseoir autour de cette table ? Jamais il ne négociera avec d’hypothétiques représentants des cloud-serfs ! Quant à la démocratie, je n’ai jamais cru qu’elle était réelle…

Y a-t-il quand même une voie pour une résistance potentielle ? La gauche a-t-elle définitivement perdu ?

J’ai peur que nous ayons perdu. Pour l’instant. Comme toujours, il nous faudrait socialiser la production et, aujourd’hui, socialiser la modification des comportements. C’est une vaste tâche, mais la gauche a toujours eu à affronter de grandes difficultés. Que pouvons-nous faire concrètement ? Je prends un exemple.

Nous sommes à Paris : je veux prendre un véhicule pour me déplacer ou, comme touriste, louer un appartement. Pourquoi aurais-je besoin d’Uber ou d’AirbnB ? Imaginez que la Ville de Paris crée une application – et il y a de très bons concepteurs en France – qui vous oriente vers des loueurs d’appartements ou vous indique comment vous déplacer, taxi ou transports en commun selon votre trajet, la deuxième option étant souvent plus rapide, en plus d’être plus écolo. Jamais Uber ne vous proposera cela ! Quant à Airbnb, Paris pourrait même l’interdire.

Yanis Varoufakis
« Une voie alternative est possible (…) Il est possible de favoriser les biens communs. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Vous pourriez également convoquer une assemblée citoyenne des Parisiens qui déciderait des règles pour cette application, de sorte à réduire les émissions de carbone, à minimiser les profits financiers et à modifier les objectifs des marchés. Une voie alternative est donc possible. Ce n’est qu’un exemple, mais qui montre qu’il est possible de favoriser les biens communs.

De même, tout le monde ou presque utilise des applications pour payer ses achats via les banques privées ; pourquoi ne pas créer des applications publiques – gratuites – de paiement (puisqu’avec Internet le coût de tous ces paiements, par un seul clic, est nul) ? Au-delà de ces avancées concrètes, imaginons que les puissances publiques disent à Google ou à tout autre membre des Gafam : « Vous voulez opérer en Europe ? Alors vous allez déposer chez nous 20 % de la valeur de vos actions, sinon vous ne pourrez pas travailler chez nous, puisque nous savons que, jusqu’alors, vous ne payiez pas d’impôts. »

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Une fois que ces géants auront accepté, pourquoi ne pas leur dire : « Vous payez 20 % de taxes au profit des collectivités, mais pourquoi pas 50 % maintenant ? » En outre, nous pourrions imaginer de créer des coopératives qui développeraient les mêmes activités. Cela aiguiserait les appétits en montrant qu’il y a des possibilités d’alternatives !

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