L’« Arabe des champs », figure méconnue
L’anthropologue Slimane Touhami mêle ses souvenirs de jeune homme dans une étude sérieuse et touchante du milieu – peu étudié – des ouvriers agricoles de l’immigration maghrébine en France.
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Les Princes de Cocagne, Slimane Touhami, Nouvelles Éditions du Réveil, 120 pages, 12 euros.
Voici un livre important. Et innovant, au regard des travaux sociologiques déjà disponibles sur l’immigration maghrébine en France, après les indépendances de leurs pays. Nombreuses furent en effet les études sur les ouvriers maghrébins dans les mines du nord ou de l’est de la France, les usines métallurgiques ou le secteur du bâtiment, entassés d’abord dans les bidonvilles en périphérie des villes puis dans la « cité ghetto, lieu de relégation mais aussi promontoire qui permet d’observer les autres, comme soi-même ».
On ne peut oublier ici l’apport fondamental des travaux du sociologue Abdelmalek Sayad, compagnon algérien de Pierre Bourdieu, qui décrypta la « double absence » de l’exilé, devenu rapidement étranger à la fois dans son pays d’origine et dans son pays d’adoption (ici, la France). Un objet d’étude que Slimane Touhami, l’auteur du présent livre, définit en ces termes : « des récits d’expériences qui racontent l’épreuve, intime et troublante, de la marge sociale et de l’entre-deux culturel où l’individu se retrouve simultanément placé dans deux mondes antagonistes tout en étant rejeté de chaque côté ».
L’apport de son ouvrage est de documenter une partie moins étudiée par les sciences sociales de l’immigration maghrébine en France : celle des ouvriers agricoles, en particulier ceux originaires du Maroc, résidant dans les campagnes, en l’occurrence celles du sud-ouest de la France, au nord de Toulouse. « Arrivés à partir des années 1970 pour remplacer les saisonniers du sud de l’Europe, les Marocains ont constitué une main-d’œuvre recherchée au bénéfice d’une économie locale tenue par une poignée de propriétaires terriens », expose-t-il.
Son travail entend « restituer une autre traversée de l’altérité en donnant la parole à un “Arabe des champs”, trop souvent absent du récit officiel sur l’immigration nord-africaine ». Fraises dans l’Agenais, vigne dans l’Aude, pommes dans la vallée de la Garonne : « Leur contribution a été essentielle, souligne l’anthropologue, dans le développement d’une agro-industrie qui a définitivement transformé la morphologie paysagère et sociale du Midi. »
Entre analyses et souvenirs
Une autre originalité du livre est de mêler analyses sociologiques ou anthropologiques et souvenirs de l’auteur, avec bon nombre de portraits de ces ouvriers venus de la ruralité marocaine qui, finalement, reproduisent, dans les campagnes occitanes ou gasconnes, la vie rurale qui fut la leur de l’autre côté de la Méditerranée avant d’entreprendre la traversée pour espérer une vie meilleure. L’ouvrage naît de son « besoin toujours plus fort de jeter un œil dans le rétroviseur au terme d’un voyage intellectuel qui m’a amené d’un CAP de tourneur à un doctorat en anthropologie sociale de l’EHESS ».
Venir chez mes grands-parents, c’était s’immerger dans un condensé de Maroc transplanté en pays gascon. Une vie en vase clos.
Car Slimane Touhami a grandi dans ces campagnes où des milliers de pommiers Golden ou Granada sont alignés au cordeau et nécessitent une main-d’œuvre patiente, notamment pour élaguer les plus petits fruits afin de permettre aux plus gros d’arriver à leur taille commercialisable. C’est l’un des premiers boulots de l’auteur. Mais son récit s’arrête sur son collègue Ayachi, plus âgé que lui et surtout plus expérimenté, qui, à la pause de midi, sort de sa sacoche un énorme pain et des poissons grillés la veille dans son studio.
L’auteur n’a de cesse d’observer la vie de ces ouvriers agricoles, considérés comme la plus basse catégorie professionnelle dans les tableaux de l’Insee et dont on parle trop rarement. Et l’auteur de se souvenir de ses grands-parents, chez qui ses parents et lui se rendaient chaque semaine, en traversant vite la RN 20 après avoir enjambé les glissières de sécurité.
Une immigration mal documentée
« Venir chez mes grands-parents, c’était s’immerger dans un condensé de Maroc transplanté en pays gascon. Une vie en vase clos, renforcée par l’isolement et l’absence de véhicule motorisé. […] Si les enfants, à travers le sport et les études, étaient connectés à la société du dehors, les Anciens, eux, restaient au bord du monde, répétant scrupuleusement ce qu’ils avaient toujours connu, sans que le temps et la distance aient prise sur les travaux et les jours. Un exil sur la touche qui transparaissait dans le capital langagier. À la fin de sa vie, mon grand-père ne maîtrisera pas plus de dix mots de ‘fraincisse’, ce qui, à vrai dire, ne le gênait pas trop. »
On l’aura compris, « la démarche autobiographique » de l’auteur dans ce livre poignant, outre qu’elle offre une formidable galerie de portraits et de situations, permet au lecteur de se plonger dans ce monde à part d’une immigration rurale peu documentée. Il était temps !
Les parutions de la semaine
On s’est battu·es pour les gagner. Histoire de la conquête des droits en France, Mathilde Larrère, Éditions du Détour, 240 pages, 19,90 euros.
Combattre. Sans cesse. « Voter, vivre et travailler dignement, s’instruire, s’associer, publier librement, manifester, avorter… » Tous ces droits ont été obtenus après de longues luttes, au prix de morts parfois, « contre ceux qui les entravent pour préserver leurs privilèges ou leurs intérêts ». L’historienne Mathilde Larrère, chroniqueuse dans nos pages depuis plusieurs années, retrace le « caractère collectif » de ces conquêtes depuis la Révolution française, aujourd’hui aussi vitales qu’incontestables : congés payés, droit à la contraception et à l’avortement, à l’éducation, à l’asile, à se syndiquer, à une retraite digne (même si encore trop indigne), à s’associer, à manifester, à publier…
Depuis 1789 jusqu’à la constitutionnalisation de l’IVG en 2024, en passant par l’obtention du droit de vote des femmes en 1944 ou la « dépénalisation » de l’homosexualité en 1982 (avant le Pacs en 1999, puis le « mariage pour tous » en 2013), la conquête de tous ces droits fondamentaux emprunta un difficile chemin que Mathilde Larrère retrace avec autant de patience et d’attention que d’obstination, forte de la conviction qu’il s’agit de tenir bon et d’en conquérir d’autres. La bataille fut longue et n’est assurément pas terminée. Sans renouer avec les impasses d’une hypothétique téléologie de l’histoire, la lutte pour de nouveaux droits reste plus que jamais d’actualité ! Magistral.
Appels aux Allemands. Messages radiodiffusés (1940-1945), Thomas Mann, préface de François Malye, traduit de l’allemand par Pierre Jundt, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 232 pages, 21,50 euros.
Ses enfants (et toute sa famille) – et en premier lieu, Klaus Mann, son fils aîné, écrasé toute sa vie par la comparaison avec son père – le surnommaient « le magicien ». Thomas Mann (1875-1955), prix Nobel de littérature en 1929, dut, comme toute sa famille (juive mais surtout antinazie), quitter l’Allemagne dès 1933, quand Hitler prit le pouvoir. Après diverses péripéties, l’auteur de La Mort à Venise et de La Montagne magique va, réfugié aux États-Unis, s’adresser sans relâche, de 1940 à 1945 – via la BBC – à ses compatriotes, les appelant à s’insurger contre la dictature nazie. Enregistrés dans un studio de Los Angeles, ses disques étaient emportés par avion à New York, avant d’être diffusés par téléphone aux studios londoniens puis dans toute l’Europe.
Thomas Mann y prévenait les Allemands : « Si vous marchez avec Hitler, contre vents et marées, jusqu’à la fin, vous ferez grandir une vengeance qui fait frémir d’horreur tous ceux qui aiment l’Allemagne. » D’abord publiés en 1948, ces appels désespérés traduisent l’espoir de l’un des plus grands écrivains du XXe siècle de voir les Allemands se relever et parvenir à sortir de la nuit du nazisme – en vain. En les appelant à la révolte contre Hitler, Goebbels, Heydrich et tous les autres dignitaires du régime honni et assassin. Un document inestimable, dont ces chroniques « tiennent du journal de guerre ».