Henri Leclerc, « une indignation coléreuse lorsque la justice se déshonore »

La disparition d’Henri Leclerc est une perte immense pour les défenseurs des libertés publiques. Ce grand avocat était un redoutable et inlassable orateur promouvant les grands principes de la démocratie et de l’État de droit.

Olivier Doubre  • 4 septembre 2024 abonné·es
Henri Leclerc, « une indignation coléreuse lorsque la justice se déshonore »
Henri Leclerc dans son bureau parisien en décembre 2014.
© Joel SAGET / AFP

Un soir de permanence, il y a une vingtaine d’années au Palais de justice de Paris (1), situé encore sur l’île de la Cité, Évelyne Sire-Marin, alors juge des libertés, se souvient avoir vu débarquer un samedi soir, à 22 heures passées, Me Henri Leclerc, grande figure du barreau. Après une harassante journée de plaidoirie aux Assises, et alors qu’il quittait le tribunal, il avait immédiatement fait demi-tour pour accompagner un sans-papier algérien, qui sortait de garde à vue et risquait d’être expulsé.

(1) Évelyne Sire-Marin a raconté dans nos pages son expérience de juge des libertés des étrangers (sans-papiers) ; Politis n° 1072 du 15 oct. 2009.

« C’était tout lui, ça, Henri ! », se remémorent nombre de ses collègues, amis et camarades de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), tous·tes très ému·es par sa disparition, à l’âge de 90 ans, le 31 août. Henri Leclerc fut un « modèle d’avocat, un intellectuel du droit, une figure, un mentor », pour l’avocate Agnès Tricoire, qui l’a longtemps côtoyé à la direction de la LDH. Elle se dit « dévastée par [l]a mort » de celui qu’elle considère, sans conteste, comme « le plus grand avocat » qu’elle ait eu l’honneur de connaître.

Henri Leclerc est d’abord un avocat. Celui des déshérités, des oubliés, des méprisés.

Né en juin 1934 dans le Limousin, Henri Leclerc prête serment à l’Ordre des avocats le 14 décembre 1955, tout juste licencié en droit, faisant alors ses classes chez un grand pénaliste, de droite, Me Albert Naud. À chacun son mentor. Le maître lui dit un soir après sa plaidoirie en faveur d’un petit délinquant, en lui offrant un cognac, dans une sorte d’adoubement : « Tu l’as rendu sympathique, ton type. Tu l’aimes bien, hein ? Tu nous l’as fait aimer. Tu vois, c’est ton truc, ça, c’est bien. Continue. » Il continuera. Jusqu’au bout.

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Passé par le PCF stalinien, qu’il quitte rapidement, il erre dans cette gauche (de gauche) non communiste qui conflue bientôt dans le PSU. Si l’un de ses grands combats est l’opposition à la guerre d’Algérie et la dénonciation de la torture, ce petit parti exigeant, issu pour une part des « chrétiens de gauche » (dont Politis peut sans doute être considéré comme l’une des « queues de comète »), l’amène à se lier avec Michel Rocard, son dirigeant de l’époque, qui restera son ami des décennies durant, et il siégera au bureau national du PSU. Il doit néanmoins faire ses 28 mois de service militaire en Algérie, où il surveille une voie ferrée. Et est soulagé de n’avoir pas eu à tirer un seul coup de feu là-bas.

« L’avocat des gauchistes »

Mais Henri Leclerc est d’abord un avocat. Celui des déshérités, des oubliés, des méprisés. Même s’il lui arrivera parfois de défendre, précisément au nom du droit de la défense, la partie la plus favorisée, socialement et économiquement. Mais sans jamais renier aucun principe – et c’est sans doute là la caractéristique de cette génération d’avocats. Celui qui accepte de devenir le président de la LDH de 1995 à 2000 – puis président d’honneur de 2000 à son décès – et était très proche de Robert Badinter, n’a pas hésité à s’engager pour l’abolition de la peine de mort ou la suppression des quartiers de haute sécurité, véritables mouroirs modernes de béton, heureusement abolis avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981.

Tout comme le fut la Cour de sûreté de l’État, juridiction d’exception mise en place par Charles De Gaulle, qu’il dénonça sans relâche jusqu’à ce que la gauche, revenue au pouvoir, supprime enfin ce qui constitua un affront au droit démocratique. Nous avons sans aucun doute perdu, depuis, sur ce terrain, vu le recul des libertés publiques que nous subissons ces dernières décennies, et qui effarait Henri Leclerc.

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En soixante-cinq ans de carrière, celui qui disait éprouver « une indignation coléreuse quand la justice se déshonore » aura été l’avocat-phare des plus grandes affaires judiciaires de l’après-guerre. Des affaires politiques évidemment, défenseur du quotidien Libération des décennies durant, mais aussi de nombre de militants de Mai 68 – dont Daniel Cohn-Bendit devant le conseil de discipline de la faculté de Nanterre –, ce qui lui vaudra longtemps le surnom d’« avocat des gauchistes », comme le surnommait une certaine presse. Une appellation qui ne saurait, pour lui, devenir une bannière. Pourtant, c’est bien la défense de ces derniers qui l’occupa toute sa vie.

La défense, même pétrie de militantisme, n’est jamais à sens unique.

En dépit d’un militantisme chevillé au corps, il fut parfois critiqué pour avoir défendu certains justiciables a priori du côté des nantis, à l’instar de Dominique Strauss-Kahn dans l’affaire du Carlton de Lille, ou des membres de la famille Marchal, qui accusaient Omar Raddad d’avoir tué leur parente. Comme quoi, la défense, même pétrie de militantisme, n’est jamais à sens unique.

C’est là tout l’enseignement de sa longue carrière. Qui se termina – paradoxalement – par la défense des droits à se défendre en faveur de Thierry Herzog, l’avocat de Nicolas Sarkozy dont les communications téléphoniques furent décortiquées par le parquet – ce qui était certes légal à l’époque – mais qui apparut à Henri Leclerc comme une grave entorse aux droits fondamentaux d’une défense équitable. Même pour des personnalités dont il ne partageait pas, loin s’en faut, les convictions.

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Car au-delà d’avoir été « l’avocat des gauchistes », Me Leclerc a été de tous les grands procès au cours des Trente Glorieuses, sauvant la plupart des fois la tête de ses clients, à une époque où les Assisses pouvaient rapidement vous mener sous la lame de la guillotine. Il avait surtout, en 1973, fermé son cabinet de la très chic avenue Kléber pour ouvrir, avec quelques confrères camarades, dans le très populaire 18e arrondissement de Paris, une « boutique du droit », où n’importe qui pouvait venir demander conseil pour le prix d’une simple consultation médicale.

Convictions et intransigeance

L’image de lui qui domine est celle d’un homme qui allie ses convictions de défenseur, quoi qu’ait pu commettre l’accusé, à son engagement physique. Dans « l’affaire Richard Roman », du nom de ce « marginal » d’un petit village des Alpes-de-Haute-Provence, accusé d’avoir tué une jeune fille, et finalement innocenté, Henri Leclerc, son défenseur, fut pris à partie et quasi lynché par une foule déchaînée entourant la famille de la victime, hurlant pour le rétablissement de la peine de mort. L’avocat ne dut son salut qu’aux gendarmes qui parvinrent à l’extirper de cette foule haineuse, la chemise déchirée et le visage ensanglanté.

Sa robe d’avocat était l’habit – et l’honneur – de la défense des principes et de valeurs démocratiques.

Si le crime ne paie pas (comme on le dit souvent), défendre bec et ongles ses convictions n’est pas sans risque. Henri Leclerc le savait intimement. Cependant, même face à tous les adversaires qu’il avait eu à affronter, sa robe d’avocat, sans aucun doute usée par plus de soixante-cinq ans de plaidoiries, était l’habit – et l’honneur – de la défense des principes et de valeurs démocratiques, sur lesquels il ne transigeait jamais. Même pour ses propres ennemis. L’honneur d’un avocat.

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