Pavese, les égarements d’un poète avant tout
L’écrivain italien tint durant les dernières années du régime mussolinien un journal intime, retrouvé en 1962, où il livrait des assertions philo-fascistes. La chercheuse Francesca Belviso l’a fait paraître en 2020 en Italie, relatant également ses difficultés à le faire publier. Cet inédit sulfureux est aujourd’hui traduit en français.
Le Carnet secret, Cesare Pavese, édition, traduction et notes par Francesca Belviso, Le Bord de l’eau, 170 pages, 20 euros
Peu après la Libération, sans doute à l’été 1945, alors que l’engagement politique est considéré comme une valeur suprême, Giulio Einaudi, lors de l’un des premiers comités éditoriaux libérés de la censure fasciste de la maison d’édition qui porte son nom (bientôt l’une des plus prestigieuses en Italie, souvent comparée à Gallimard), demande à chacun des participants d’indiquer sur une feuille de papier ses orientations politiques. Beaucoup écrivent Parti communiste italien (PCI), d’autres se présentent comme libéraux, républicains ou socialistes de gauche. Cesare Pavese, pilier de la maison, éditeur et traducteur prolifique, inscrit un simple P. Tous lui demandent ce qu’il veut dire ; il répond simplement, souriant : « Poète. »
Il écrira dans son Journal, quelques mois avant son suicide, qu’il ‘n’est pas un bon camarade’.
Cette anecdote est particulièrement parlante à propos de l’auteur du Bel Été ou du Métier de vivre, son passionnant journal publié après son suicide en août 1950 à Turin. Il vient en effet de prendre, en 1945, sa carte du PCI. Ce qui fait s’interroger sur la profondeur de son engagement communiste, alors que l’Italie connaît une intense activité politique, et le Parti une croissance immense de ses adhérents, jusqu’à devenir le plus grand PC d’Europe occidentale.
Au-delà d’un goût pour la provocation, Pavese affirmait sans doute là sa différence avec la maison d’édition et son propriétaire, engagés dans une politique éditoriale qui s’emploie à accompagner le renouveau intellectuel et culturel, après vingt ans de régime fasciste, de la gauche italienne. Surtout du PCI. Son secrétaire général, Palmiro Togliatti, vient alors de donner son accord à Einaudi pour publier les très importants écrits de Gramsci, fondateur du Parti, rédigés au cours des onze années qu’il passa dans les geôles fascistes, jusqu’à y décéder en 1937.
Au-delà de la personnalité souvent provocatrice et individualiste de Cesare Pavese, cet épisode traduit ce qu’il nomma son « manque d’intérêt » pour la politique – en dépit du fait, paradoxal, qu’il vient d’adhérer à un parti, et non des moindres – et d’abord son vif « désintérêt pour la littérature politique ». Soit son aversion pour le dogmatisme, très développé en ces années de début de Guerre froide.
Or Pavese se retrouve alors enchevêtré dans une contradiction « irrémédiable » puisque, en tant qu’éditeur, traducteur, écrivain, depuis longtemps « einaudien », il se devait d’œuvrer dès 1945 au rayonnement de la politique culturelle de la maison qui l’employait depuis près d’une décennie. À tel point qu’il écrira dans son Journal, quelques mois avant son suicide, qu’il « n’est pas un bon camarade ». Un aveu qui, dans l’Italie d’après-guerre, où les affrontements politiques sont particulièrement violents, pouvait, pour un intellectuel, le vouer « à la condamnation et à l’exclusion ».
Réflexions sulfureuses
C’est d’abord ce que rappelle l’historienne de la littérature italienne Francesca Belviso. L’enseignante à l’université Sorbonne-Nouvelle a édité en 2020 – non sans peine, dans une petite maison d’édition turinoise, après le refus par Einaudi – un étrange petit volume de Pavese, intitulé Le Carnet secret, journal intime non destiné à publication. Contrairement au Métier de vivre, qui fut un véritable événement éditorial à sa parution en 1952, traduit dans le monde entier et considéré parmi les plus importants écrits de César Pavese.
C’est que ce Carnet secret, analysé et traduit ici en français, posait nombre de problèmes moraux, éthiques, mais surtout politiques. Retrouvé un peu par hasard en 1962, il fut rédigé entre 1941 et fin 1943, soit après la destitution de Mussolini le 25 juillet 1943. Ce cahier d’une trentaine de pages, écrit au crayon de bois, contenait des réflexions très dérangeantes. Pour ne pas dire sulfureuses.
Certaines s’enflammaient quasiment pour le régime fasciste – jusqu’à traiter les antifascistes de « sots » –, d’autres allaient même jusqu’à excuser les atrocités nazies, dans une veine – simpliste – admiratrice de Nietzsche, au nom de « la volonté de puissance » et des efforts pour consacrer les nations italienne ou allemande, historiquement divisées par un campanilisme séculaire. Non sans « méditations sur le fascisme considéré comme une discipline de vie ‘bienfaisante et nécessaire pour les Italiens’ ».
De quoi ternir à jamais la mémoire de Pavese, grand écrivain encensé en tant que communiste (et antifasciste) de l’immédiat après-guerre, en particulier par la critique de gauche et les intellectuels du PCI. Il avait animé des revues très critiques envers le régime mussolinien dès le mitan des années 1930, ce qui lui valut de devenir suspect aux autorités fascistes.
Introspection
Après une perquisition chez lui, où l’on retrouva des documents compromettants (car, amoureux d’une jeune antifasciste, il avait accepté qu’elle utilise sa boîte aux lettres), il fut d’abord emprisonné puis condamné au confinement dans un village miséreux de l’extrême sud de la Calabre, comme beaucoup d’intellectuels antifascistes (à l’instar du Carlo Levi du Christ s’est arrêté à Eboli), et autres déviants aux yeux du régime. Il y resta près d’un an, obtenant finalement la grâce de Mussolini en personne, ne s’étant pas compromis lui-même dans des actes supposés « subversifs ».
« Une pièce manquante de l’histoire culturelle du fascisme, dont l’ombre plane sur la politique italienne la plus récente. »
F. Belviso
Outre une version in extenso de ce sulfureux Carnet très intime, accompagnée de nombreuses notes et d’une longue présentation critique, de grande qualité, de ce texte déroutant, le présent volume offre le récit de sa publication et du « séisme » que celle-ci provoqua en Italie. De vifs débats portèrent sur la réalité de l’antifascisme de Pavese. Mais aussi sur l’utilité, voire la légitimité, de faire paraître le Carnet – et le refus de son éditeur historique, Einaudi, de le publier.
Finalement, souligne la chercheuse, le Carnet secret « révèle aussi une pièce manquante de l’histoire culturelle du fascisme, dont l’ombre plane sur la politique italienne la plus récente ». Telle une introspection, quasi psychanalytique, dans l’âme d’un peuple – si divisé en fait – qui n’a toujours pas renié, pour une part, ce passé, fasciné par l’autoritarisme et le centralisme mussoliniens. Ainsi, Francesca Belviso propose ici un ouvrage fondamental permettant sans aucun doute d’appréhender l’histoire du peuple italien et de ses impensés – et certainement ceux de l’Europe. Où les dogmes ne sont que réductions trop faciles de lectures téléologiques de l’histoire.