À Gaza, l’effacement d’un peuple, par tous les moyens

Après presque un an de guerre totale israélienne contre la population de Gaza, les États membres de l’ONU ne peuvent plus continuer à en appeler poliment à un cessez-le-feu ou à la fin de l’occupation de la Palestine sans se donner les moyens de l’imposer.

Isabelle Avran  • 18 septembre 2024 abonné·es
À Gaza, l’effacement d’un peuple, par tous les moyens
Vue sur l’école des martyrs de Zeitoun, après une frappe israélienne à Gaza, le 14 septembre 2024.
© Dawoud Abo Alkas / ANADOLU / AFP

« Ce dont nous avons été témoins au cours des onze derniers mois – et dont nous continuons à être témoins – remet en question l’engagement du monde envers l’ordre juridique international qui a été conçu pour empêcher ces tragédies. Cela nous oblige à nous demander : qu’est-il advenu de notre sens fondamental de l’humanité ? »

Cette interrogation sur ce que font ou ne font pas les Nations unies, ses États membres, les grandes puissances, pour mettre un terme au massacre de masse qui se perpétue jour après jour, nuit après nuit, contre la population de Gaza, est posée par Joyce Msuya, sous-secrétaire générale par intérim aux Affaires humanitaires et coordonnatrice des Secours d’urgence, lors de son exposé au Conseil de sécurité des Nations unies sur la situation humanitaire à Gaza, le 29 août dernier.

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Lui fallait-il le rappeler une nouvelle fois, face au soutien inconditionnel de certains États, à commencer par les États-Unis, ou à l’inaction complice de tant d’autres, en particulier en Europe ? « La situation à Gaza est plus que désespérée », dit-elle, comme si les uns et les autres n’avaient pas connaissance des si nombreux témoignages et appels des responsables et personnels humanitaires des agences des Nations unies et des ONG internationales et palestiniennes – comme le Secours médical palestinien (PMRS) tentant d’apporter au péril de la vie de ses membres un minimum d’aide à quelque 2,4 millions de civils palestiniens.

Ou de ceux des journalistes palestiniens, les uns et les autres étant spécifiquement ciblés par les soldats d’occupation israéliens, snipers, tanks, bombardiers. Pour un anéantissement à huis clos. Et pour empêcher l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) de poursuivre sa mission. Dans un déni revendiqué de tout droit de ces réfugiés.

La banalité de l’anéantissement

« À ce jour, plus d’un millier de personnes ont été tuées en Israël, y compris le 7 octobre, et 108 otages restent en captivité. Leurs conditions de détention et leur traitement sont extrêmement préoccupants. Plus de 40 000 personnes ont été tuées et plus de 93 000 blessées à Gaza – dont de nombreuses femmes et enfants – selon le ministère de la Santé de Gaza », ajoute Joyce Msuya. Des chiffres morbides qui ne cessent d’augmenter. Début septembre, les agences onusiennes déploraient l’assassinat de près de 41 000 personnes.

Des milliers d’autres gisent sous les décombres, sont portées disparues. Les camps de tentes, les écoles des Nations unies où tentent de se réfugier les Palestiniens après des ordres d’évacuation et des déplacements multiples, sont régulièrement bombardés. Les tentes en feu. Au fond des cratères de plusieurs mètres de profondeur et de large, des Palestiniens ensevelis dans le sable. Parfois vivants. Après les bombardiers, les bulldozers israéliens écrasent tout sur leur passage.

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Rien ne passe ou presque dans ce petit territoire réduit en cendres. Les corps se décomposent avant d’être enterrés à la hâte par des proches qui en prennent le risque. Les déchets s’entassent, les rats prolifèrent et les maladies respiratoires, cardiaques ou de peau s’intensifient. La poliomyélite, qui avait disparu depuis vingt-cinq ans, est réapparue et a nécessité une campagne de vaccination par les professionnels de l’ONU. Une campagne entravée par les heures d’attente imposées aux humanitaires aux checkpoints israéliens, les menaces, les tirs à balles réelles, et leur renvoi à leur point de départ même lorsque leur itinéraire a été longuement négocié avec les autorités officielles d’occupation.

Comment imaginer que cet engloutissement d’un territoire, de sa population, de son histoire, de toute perspective de futur aurait pour objectif la libération des otages ?

« Les rapports faisant état de mauvais traitements infligés aux détenus palestiniens en Israël se multiplient », poursuit la rapporteuse au Conseil de sécurité de l’ONU. Traitements dégradants, tortures, abus, comme le relève une enquête de l’organisation israélienne de défense des droits B’Tselem.

Dans le déni de décennies d’occupation et de colonisation, dans le déni des conséquences de décennies de siège imposé à Gaza, dans la soif de vengeance après les massacres du 7 octobre dernier par des membres de la branche armée du Hamas ou de ses alliés, qui ont mis en cause la thèse d’une sécurité totale des Israéliens grâce au contrôle militaire et technologique de toute une population, les soldats israéliens massacrent dans l’ivresse de l’impunité. Une soldatesque coloniale qui déshumanise l’Autre jusque dans la honteuse fierté de ses selfies.

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Loin de regrettables « dégâts collatéraux » amenant plusieurs grandes puissances à demander poliment à Tel-Aviv de tenter d’épargner la population civile, comme l’exige le droit international, l’offensive israélienne relève d’une politique délibérée où la Cour internationale de justice, sollicitée par l’Afrique du Sud, voyait dès janvier l’hypothèse d’un risque de génocide.

La guerre comme seul horizon

Comment imaginer que cet engloutissement d’un territoire, de sa population, de son histoire, de toute perspective de futur aurait pour objectif la libération des otages ? D’autant que les dirigeants israéliens refusent tout cessez-le-feu. Le 21 août, Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, a quitté la région sans avoir obtenu de cessez-le-feu. Les États-Unis, qui s’inquiètent d’un éventuel embrasement régional, continuent de soutenir Tel-Aviv au Conseil de sécurité des Nations unies et poursuivent leur aide financière en assurant faire le nécessaire pour la défense d’Israël.

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Le plan d’Antony Blinken prévoyait trois phases. D’abord une trêve de six semaines avec la libération des otages israéliens les plus fragiles, en même temps que celle de centaines de prisonniers politiques palestiniens. Puis un cessez-le-feu permanent avec la libération de tous les otages, puis la reconstruction de Gaza. Benyamin Netanyahou a refusé le plan s’il ne prévoyait pas le maintien d’une présence militaire israélienne dans deux « couloirs » : celui dit « de Philadelphie », le long de la frontière avec l’Égypte, et celui dit « Netzarim », qui coupe en deux le minuscule territoire d’ouest en est, rendant la zone nord isolée et inaccessible. Des conditions inacceptables tant pour les forces palestiniennes que pour l’Égypte.

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Quant à l’objectif affiché par les dirigeants israéliens d’éradiquer le Hamas après le 7 octobre, toute l’histoire montre que le déchaînement de l’horreur imposée ne peut que générer une radicalité plus dure et plus partagée parmi la population palestinienne, et en particulier la jeunesse, qui n’aura connu que le siège et une succession de guerres. L’objectif des dirigeants politiques et militaires israéliens et de l’extrême droite au pouvoir apparaît crument au regard de sa double entreprise meurtrière dans la minuscule enclave de Gaza et en Cisjordanie, dont Jérusalem-Est. À Gaza, l’effacement d’un peuple. Par tous les moyens.

En Cisjordanie, l’achèvement d’un processus entamé avec la Nakba dès 1947 : la colonisation et l’annexion de tout un territoire. De la mer au Jourdain. Les raids des colons armés par leur ministre suprémaciste – Bezalel Smotrich, ministre des Finances –, comme de l’armée, s’y multiplient avec leur cortège d’assassinats. Plus de 630 Palestiniens y ont été assassinés en onze mois, dont des dizaines d’enfants, soit plus encore que l’année précédente, qui était déjà la plus meurtrière depuis la seconde Intifada.

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Les expulsions, démolitions ou appropriations de maisons, confiscations de terres, détournements des ressources d’eau s’accélèrent. En juin, le gouvernement d’occupation a validé l’annexion la plus importante de ces trente dernières années. La loi dite divine fait office de cadastre, de légitimation des politiques d’apartheid et de meurtres.

Faire respecter le droit et la vie

La Cour de justice internationale, sollicitée par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 sur « les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé y compris Jérusalem-Est », a rendu fin juillet son avis. Il juge illégale l’occupation de tout le territoire occupé (Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza), dans son principe qui empêche l’autodétermination du peuple palestinien, comme dans ses pratiques qui violent notamment les lois sur la ségrégation raciale et l’apartheid.

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Si cet avis n’est pas contraignant, il rappelle cependant le droit auquel doivent se soumettre, et que doivent faire respecter, tous les États. Il est temps. Pour la survie du peuple palestinien. Pour sa sécurité, qui suppose aussi une force internationale de protection. Pour l’avenir des deux peuples. Et celui de la région. Pour ne pas substituer l’abdication morale aux valeurs proclamées universelles depuis la victoire contre le nazisme.

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