En Sicile, le manque d’eau crée la spéculation
Touchée par une sécheresse historique, l’île italienne est plongée en état d’urgence depuis le mois de mai. Face à l’absence totale d’anticipation des autorités, tous les habitants ne sont pas logés à la même enseigne.
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« Tous les trois jours, nous nous retrouvons sans eau. » Selene s’attarde pour témoigner, avant de filer au travail. Cette vendeuse dans un magasin de jouets, aux longs cheveux noirs et bouclés, habite avec ses parents, son frère et sa sœur. Chez eux, la douche est un luxe que l’on ne peut se permettre très souvent. « Quand je rentre du travail en sueur – par plus de 30 °C tous les jours –, c’est très désagréable de ne pas avoir d’eau. »
À cinq dans leur logement, Selene et sa famille ont une capacité de stockage de 1 500 litres dans leurs réservoirs. Bien trop peu. « Souvent, on ne peut pas manger de pâtes, car on doit économiser l’eau, ou alors on les fait cuire avec de l’eau en bouteille », raconte la jeune fille, le visage soudain sombre. Nous l’avions rencontrée un jour où il faisait très chaud, fin mai. Depuis, il n’a toujours pas plu à Caltanissetta.
Souvent, on ne peut pas manger de pâtes, car on doit économiser l’eau.
Selene
Dans cette ville de 60 000 habitants au centre de la Sicile, tout le monde ne souffre pas de la pénurie d’eau qui touche l’île depuis le printemps. Selon le quartier où l’on vit, la fiabilité de son raccordement à l’eau courante et ses propres ressources, le quotidien n’a pas la même saveur. Maria l’assure d’emblée : « Nous n’avons pas de problème avec l’eau. » La quinquagénaire au visage sérieux ne se souvient « même pas des dernières coupures d’eau », qui ont pourtant eu lieu deux semaines avant. Cette prospère commerciale vit avec son mari et leur fils dans une villa en périphérie de Caltanissetta.
Chez eux, l’eau arrive sans difficulté pour remplir les « nombreux réservoirs », dont « six jamais vides ». Des milliers de litres. « On fait un peu attention, par civisme, mais comme on n’en manque jamais, objectivement, je pourrais gaspiller », précise-t-elle. Le grand jardin qui entoure sa demeure est quotidiennement arrosé, en dépit de l’interdiction imposée par l’état d’urgence déclaré par le gouvernement italien en mai dernier. Sa piscine, elle, est remplie grâce aux camions-citernes. Un réflexe estival depuis de nombreuses années déjà pour ceux qui, comme Maria, ont les moyens de le faire. « Cela coûte aujourd’hui 160 euros les 10 000 litres, contre 30 euros normalement ! » s’offusque la mère de famille.
Corruption
À Agrigente, ville côtière touristique du sud-ouest frappée de plein fouet par la pénurie, c’est encore plus cher. « Cela peut monter jusqu’à 300 euros, selon l’endroit où l’on habite, c’est absolument honteux ! » dénonce l’ingénieur civil et consultant Giuseppe Riccobene, qui intervient sur les infrastructures hydrauliques de toute la Sicile depuis dix ans. Les plus pauvres doivent se débrouiller, le plus souvent avec des bidons. La spéculation va bon train depuis la fin du printemps dans ce qui ressemble à un far west de l’eau : les livreurs privés fourmillent autant que les sources d’eau illégales, peu contrôlées, et nombreuses dans toute la Sicile. La plupart du temps, personne ne sait d’où provient l’eau.
Le plus dangereux, c’est la mauvaise qualité de l’eau, et celle acheminée par les camions-citernes n’est pas toujours potable.
G. Riccobene
« Le plus dangereux, c’est la mauvaise qualité de l’eau, et celle acheminée par les camions-citernes n’est pas toujours potable », constate l’ingénieur, qui vit à Agrigente, observateur de la mauvaise gestion de la ressource depuis quarante ans. Des arrestations de livreurs crapuleux, à la cargaison d’eau contaminée ou opérant au noir, ont eu lieu cet été. « Bien trop peu », commente Giuseppe Riccobene, également membre de l’association écologiste Legambiente. À Agrigente, les chauffeurs peuvent même se permettre de choisir leurs clients parmi les plus offrants, en raison de l’inépuisable demande.
Le clientélisme règne en maître dans cette ville, où certains hôtels ou débarcadères obtiennent la priorité sur de simples citoyens. Dernièrement, un camion-citerne de l’Aica, l’entreprise publique en charge de la gestion de l’eau dans la province d’Agrigente depuis 2021 – après la faillite et les poursuites pour corruption contre le patron de l’entreprise privée qui l’a précédée –, a approvisionné un port de plaisance privé, géré par une société rattachée au président de l’Aica.
Les inégalités criantes d’accès à l’eau se manifestent ailleurs en Sicile. Giuseppe Riccobene, qui a installé des dizaines de milliers de compteurs d’eau dans la province, déplore qu’il y ait « encore 25 000 utilisateurs qui n’ont pas de compteurs et peuvent consommer autant d’eau qu’ils veulent sans la payer ». Des vols d’eau sont régulièrement commis sur les différents aqueducs de la région, notamment par des d’agriculteurs peu scrupuleux, pour faire boire leurs bêtes ou irriguer leurs champs.
À l’échelle des municipalités aussi, on peut constater des disparités parfois immenses. D’un côté, des communes dépendent d’une seule source d’approvisionnement, à l’image de la petite ville de Favara, voisine d’Agrigente, alimentée par un lac de barrage. « Le gros problème, c’est que le long de notre aqueduc, au fil du temps, se sont ajoutées des zones industrielles, en plus de la prison. Donc, quand l’eau arrive à Favara, le débit n’est que de 40 à 50 litres à la seconde, au lieu des 90 litres par seconde au départ du réseau », soupire Antonio Palumbo, maire communiste de cette commune de 32 000 habitants.
L’édile doit faire face à la défiance des entreprises d’installations hydrauliques, qui refusent de travailler avec l’Aica en raison des « problèmes de liquidités qu’elle connaît ». Il a tout de même réussi, après moult pressions, à faire creuser un précieux puits, en juin. Reste désormais à attendre que l’usine de potabilisation soit prête pour traiter l’eau des nappes phréatiques, chargée en sulfates, explique-t-il.
« Manque de collaboration »
À un peu plus d’une heure de route tortueuse d’Agrigente, à 730 mètres d’altitude, là où les forêts imprègnent le paysage et rafraîchissent considérablement l’air, la commune de Santo Stefano Quisquina n’a aucun problème de sécheresse. Ici, l’eau coule et la plupart des aqueducs, qui acheminent cet or bleu vers la côte, partent de cette montagne. Il y a même, chose rare en Sicile, des rivières remplies en cette saison, des robinets publics dispersés à travers le village, et de l’eau 24 heures/24 dans chaque maison.
Santo Stefano Quisquina fait partie des huit communes enviées partout sur la côte sud-ouest de l’île, et est régulièrement accusée, à tort, selon son maire, de ne pas partager son eau. Francesco Cacciatore est allé jusqu’à signer un arrêté au printemps pour limiter les usages considérés comme non essentiels. Pour lui, comme pour Giuseppe Riccobene, ce sont les immenses pertes au cours de l’acheminement qui aggravent la situation des communes côtières. Près de 60 % de l’eau qui entre dans le réseau n’arrive pas jusqu’à Agrigente.
Peppe Amato, son collègue au sein de Legambiente, et expert des questions hydriques en Sicile depuis quarante ans, déplore, lui, comme d’autres personnes croisées au cours de ce reportage, « le manque de collaboration entre les communes à tous les niveaux », et notamment en ce qui concerne les infrastructures hydrauliques. « En général, en Sicile, pour 20 communes, on a au moins 20 stations d’épuration, parfois plus », critique-t-il. Et les mentalités tardent à évoluer, car cette tradition d’agir seul est très ancrée sur l’île.
Peppe Amato mise au contraire sur la « collaboration ». Depuis 2021, il tente de montrer la voie avec la création d’un consortium de 50 entités de la province d’Enna (paysans, artisans, restaurateurs, guides naturalistes) qui travaillent ensemble et doivent respecter un cahier des charges strict du point de vue environnemental. Une première du genre, en Sicile. Et une nécessité pour tenter d’affronter collectivement les conséquences du dérèglement climatique sur le temps long.