Un bruit de fond conservateur

Le sociologue Vincent Tiberj montre que la supposée « droitisation » de la société française concerne surtout les classes dominantes, mais non le cœur de la nation, attachée d’abord aux valeurs d’égalité et de redistribution sociale.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2024 abonnés
Un bruit de fond conservateur
Un homme tenant une pancarte dans une manifestation contre la réforme des retraites, en janvier 2023.
© Laure Boyer / Hans Lucas / AFP

La droitisation française. Mythe et réalités, Vincent Tiberj, PUF, 334 pages, 15 euros.

On l’entend sans cesse : la société française serait en voie de « droitisation ». Ceux qui regardent CNews, peut-être déjà convaincus, voire pleins d’espoir en ce sens, se persuadent d’une évolution vers la droite d’une majorité de citoyens français. Et pourtant, selon les questions posées et les méthodes employées par les sondeurs, nombre d’enquêtes d’opinion dans l’Hexagone montrent exactement l’inverse.

Un phénomène qui rappelle les pseudo-affirmations, sans cesse répétées, que le « niveau scolaire baisserait » depuis 1968, alors qu’au contraire le niveau des diplômes et le nombre d’élèves les décrochant indiquent en fait une nette hausse tout au long de ces décennies. Deux des plus grands spécialistes français des questions d’éducation, Christian Baudelot et Roger Establet, l’avaient démontré dans un essai paru en 1989 (1).

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Le niveau monte, Christian Baudelot & Roger Establet, Seuil.

Aux termes d’une série d’enquêtes fondées en majeure partie sur un grand nombre de sondages, Vincent Tiberj, professeur de sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile-Durkheim, peut ainsi affirmer, à l’encontre de tant de préjugés et d’acceptions supposées évidentes, que, ces dernières décennies, « si l’on prend les données d’opinion sur le long et le moyen termes, les citoyens ne se sont pas droitisés ».

L’acceptation des minorités est bien plus avancée aujourd’hui qu’il y a vingt ans. 

V. Tiberj

Leurs préoccupations sont d’abord le pouvoir d’achat et les inégalités sociales. Mieux, insiste le chercheur, loin de désespérer son lecteur, « quand il s’agit des rôles de genre, de l’acceptation des minorités sexuelles ou de liberté des individus, les changements advenus dans la société française sont même impressionnants ; l’élévation du niveau de diplôme et le renouvellement générationnel sont pour beaucoup dans cette nouvelle donne ».

Même si le sociologue, loin d’être naïf, tempère aussi son enthousiasme, conscient que « les préjugés se transforment, portés par de nouvelles manières de les justifier ou de les déguiser ». Toutefois, contrairement à ce que nous serinent CNews ou Sud Radio, « l’acceptation des minorités est bien plus avancée aujourd’hui qu’il y a vingt ans ».

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Certes, on pourra contester une part de la méthode de cette recherche, pourtant approfondie, qui s’appuie pour une grande part sur les sondages. Bien conscient des risques d’un tel « biais », l’auteur y consacre un long développement au début de son ouvrage, rappelant et discutant les risques méthodologiques et principiels (dont les vives critiques de Pierre Bourdieu) de leur emploi, notamment ceux induits par la formulation des questions posées. On peut toutefois regretter que l’auteur n’aille pas jusqu’à en souligner les effets potentiels, contribuant à construire les supposées idéologies dominantes – ne citant pas par exemple l’ouvrage fondamental de Patrick Champagne (lui-même élève de Bourdieu) sur la question, Faire l’opinion (Minuit, 1990).

Optimisme

Toutefois, son ouvrage permet de déceler, dans un apport certain, combien ladite « droitisation passe d’abord par en haut, notamment dans les champs intellectuels, médiatiques et intellectuels », là où « les voix qui la portent ont vu leur espace et leur influence grandir ces dernières années, y compris pendant les périodes électorales alors que les temps de parole sont encadrés ». Aussi influents que puissent être certains médias comme CNews, Europe 1 ou Le Journal du dimanche (tous propriétés du milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré), leurs audiences demeurent limitées par rapport à celles de chaînes de l’audiovisuel public, qu’il s’agisse de France Télévisions ou Radio France.

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Ce qui permet à Vincent Tiberj de souligner – point central de sa recherche – que « les citoyens semblent moins touchés qu’on le pense » par cette propagande réactionnaire, parfois raciste, ou ce « bruit de fond conservateur ». Et demeurent d’abord préoccupés par les inégalités sociales, la redistribution des richesses et leur pouvoir d’achat. Et le sociologue de conclure par une note optimiste : « Les citoyens sont de plus en plus capables de jouer leur rôle, grâce à l’élévation du niveau de diplôme et leur capacité à aller chercher et à traiter les informations. ». Espérons que cela déprimera (un brin) Pascal Praud.


Les parutions de la semaine

Je m’appelle révolution. Écrits et paroles d’une éternelle agitatrice, Lucy Parsons, textes réunis et présentés par Francis Dupuis-Déri, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Calvé, Lux, collection « Instinct de liberté », 288 pages, 20 euros.

Il est des « classiques » que l’on ignore encore parfois. Née au Texas de parents esclaves noirs, Lucy Parsons (1853-1942) fut longtemps oubliée de l’histoire des mouvements anarchiste et ouvrier. Elle a pourtant laissé nombre de textes – dont ce volume est la plus complète anthologie à ce jour –, au service de son combat contre les injustices de l’exploitation capitaliste. Figure avec Louise Michel (à qui elle rend un hommage appuyé) du combat anarchiste, veuve d’Albert Parsons, l’un des cinq martyrs de la manif de Haymarket en 1 886 à l’origine du 1er mai, elle est un « exemple flamboyant » de cette lignée de femmes qui ont dédié leur vie à la cause anarchiste.

Extrêmes droites : résister en féministes. La lutte continue, La Déferlante, n° 15, août 2024, 144 pages, 19 euros.

Voici un an que l’équipe de l’excellente revue La Déferlante réfléchit à ce numéro spécial consacré aux extrêmes droites – « l’utilisation du pluriel permet d’en saisir la diversité, des partis aux groupuscules en passant par certains médias » – et à ce qui menace directement les féministes, physiquement ou via le cyberharcèlement. Très complète, cette livraison s’est appliquée à fournir des ressources (chiffres, glossaire, références d’ouvrages, podcasts, etc.) mais aussi des enquêtes et des reportages pour mieux faire connaître ce danger, à travers le prisme du genre et des luttes féministes intersectionnelles et LGBT +. Un numéro à conserver précieusement pour construire la résistance.

Nous sommes venus en France. Voix de jeunes Algériens (1945-1963), Mathias Gardet Anamosa, 448 pages, 26 euros. / Les Algériens en France. Une histoire de générations, Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, La Découverte, 144 pages, 23 euros

Une BD historique et un émouvant récit choral, tiré des dossiers de deux centres de la Protection judiciaire de la jeunesse, retracent une histoire de l’immigration algérienne. Mathias Gardet a été soucieux de restituer au plus près la parole de ces enfants (interpellés pour vagabondage ou délits mineurs) incarnant une « communauté de destins ». La BD, elle, est plus tournée vers la « grande histoire », de la mobilisation des Algériens le 14 juillet 1953 aux émeutes de 2005 ou celles qui ont suivi la mort du jeune Nahel, en passant par les massacres du 17 octobre 1961 et les crimes racistes de « l’année sanglante 1973 ».

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Temps de lecture : 7 minutes

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