La société civile se mobilise déjà contre la future loi immigration de Bruno Retailleau

Aux premières loges face au basculement de la droite à l’extrême droite sur l’immigration, les associations s’inquiètent du sort à venir des migrants dans le pays. Avec les intellectuels engagés, elles se mobilisent contre la loi immigration et tentent d’organiser la riposte.

Nils Wilcke  • 23 octobre 2024 abonné·es
La société civile se mobilise déjà contre la future loi immigration de Bruno Retailleau
Manifestation à Paris contre la loi immigration de Gérald Darmanin, en janvier 2024.
© Myriam Tirler / Hans Lucas / AFP

Michel Barnier et Bruno Retailleau main dans la main avec les ministres italiens des Affaires étrangères et de l’Intérieur, Antonio Tajani – « ami » du premier ministre français – et Matteo Piantedosi, proche de Matteo Salvani, chef de la Ligue, parti d’extrême droite. Les quatre politiciens se sont retrouvés pour lutter, selon eux, contre le « désordre migratoire », vendredi 18 octobre, à Menton, dans les Alpes-Maritimes.

Une rencontre qui n’a provoqué que de rares critiques, principalement à gauche, et une réelle inquiétude parmi les associations et les militants pour les droits des migrants. Leur constat est unanime : la répression contre les exilés s’accentue, hélas pour le pire. « Ce qui est grave, c’est que faire preuve d’humanité ne devrait pas être réservé à la gauche mais transcender les partis politiques », déclare à Politis l’agriculteur et militant Cédric Herrou.

ZOOM : Le naufrage de la France

« Quatre migrants dont un enfant de 2 ans sont morts en tentant de traverser la Manche. » Le push de Franceinfo est tombé la semaine dernière. Se peut-il que nous cessions d’être surpris ? Se peut-il que, de drames en naufrages, nous nous habituions ? Les chiffres sont glaçants. En dix ans, plus de 200 morts ont été recensés entre les côtes françaises et britanniques.

Sur la même période, 15 000 personnes ont péri dans le vaste cimetière méditerranéen. Et elles sont plus de 63 000, selon les Nations unies, à avoir perdu la vie ou à être portés disparues à travers le monde. Si les ONG et les associations ne s’habituent pas à compter les morts, nos gouvernants, eux, organisent la tragédie. En érigeant des murs et en déroulant des barbelés, ils se rendent complices de ce funeste décompte.

La France, l’Europe, les pays occidentaux sont responsables des plus grands désordres mondiaux – guerres, famines, réchauffement climatique, etc. – qui provoquent les déplacements de populations, mais voilà que la France, l’Europe et les pays occidentaux, où l’extrême droite semble s’installer durablement, redoublent d’efforts pour empêcher les migrations de se faire sur leur territoire. Jusqu’à déléguer, à coups de milliards d’euros dépensés par l’Union européenne, l’accueil des exilés à des pays tiers. Ainsi la Turquie, la Libye ou la Tunisie, bien connues pour leurs engagements en faveur des droits humains, se voient confier la gestion des flux migratoires.

Comme le rappelle si bien l’écrivain Édouard Louis, avec leurs lois, les politiques ne peuvent échapper à leurs responsabilités. Derrière toutes ces morts, il y a des coupables. Et ils portent un nom : Macron, Darmanin, Barnier, Retailleau, von der Leyen… Leurs politiques tuent !

Pierre Jacquemain

Connu pour sa bataille acharnée contre les autorités pour faire reconnaître aux exilés leur droit à un accueil digne et faire respecter le droit d’asile à la frontière franco-italienne, Cédric Herrou était présent vendredi à un rassemblement à Menton, avec une vingtaine de militants de gauche, contre la mise en scène de l’alliance entre le gouvernement Barnier avec celui, post-fasciste, de son homologue Giorgia Meloni.

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« La droite républicaine manque à l’appel. Nos politiciens n’ont plus aucune colonne vertébrale, s’insurge-t-il. Pendant qu’ils font des discours pour faire monter la peur contre les étrangers, nous, on crève de trouille face aux tempêtes qui ravagent la vallée. Les conséquences du réchauffement climatique, c’est ça notre principale préoccupation, pas l’immigration. » Il est vrai qu’à droite même des personnalités longtemps considérées comme plus modérées sur le sujet, telles que Gérard Larcher, Jean-François Copé ou encore Valérie Pécresse, semblent désormais s’aligner sur le RN.

La présidente de la région Île-de-France s’est notamment prononcée en faveur de l’instauration de quotas d’immigration et implore le gouvernement de supprimer les 50 % de réduction dans les transports pour les personnes sans-papiers. L’extrême droite voit en Bruno Retailleau le meilleur VRP de ses idées.

François Fillon a joué un rôle charnière dans le basculement de la droite à l’extrême droite.

F. Héran

Pour la députée du Rassemblement national Laure Lavalette,« quand on écoute Bruno Retailleau, on a l’impression que c’est un porte-parole du RN ». Pour un proche de Marine Le Pen, le nouveau locataire de Beauvau permet même de « changer de culture, de radicaliser tout le monde […]. Il est plus conservateur que nous ! », estime cette source auprès de Radio France.

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D’ailleurs, lorsqu’on lui demande ce qui le différencie du RN, le Vendéen refuse de répondre, arguant que la question est un « vieux piège de la gauche ». Pour le professeur au Collège de France François Héran, le basculement de la droite a eu lieu lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) avec François Fillon, candidat malheureux de la droite à la présidentielle en 2017.

« C’est lui qui a joué un rôle charnière dans le basculement de la droite à l’extrême droite en s’en prenant aux juges européens qui annulaient des décisions françaises illégales sur les migrants pendant le quinquennat », précise ce spécialiste des migrations, citant les mémoires de l’ancien conseiller de Matignon Maxime Tandonnet (Au cœur du volcan, éd. Flammarion, 2014). « Comme premier ministre, il a défendu un projet de démocratie illibéral, ce même projet qui a été ensuite repris par Retailleau et Wauquiez », affirme-t-il.

« On est dans un moment d’accélération »

Emmanuel Macron n’a pas enrayé cette dérive. Au contraire, alors qu’il insistait sur la nécessité d’une intégration rapide des immigrés, avec des procédures simplifiées, le tout dans un cadre européen, lors de sa campagne en 2017, le président a trahi ses engagements une fois arrivé à l’Élysée. Il autorise la création de « hot spots » en Libye et se donne pour objectif « de n’avoir aucun migrant dans les rues d’ici fin 2017 ».

Un an plus tard, un premier projet de loi « asile et immigration » défendu par Gérard Collomb voit le jour, à la grande satisfaction de la droite. Sa majorité tire la langue et des soutiens de la première heure le lâchent. « La situation était terrible », se rappelle Pierre Henry, ancien directeur général de France Terre d’asile, qui a soutenu le candidat en 2017, avant d’en être « déçu ». « Cette première loi a été un point de bascule en rompant avec le principe d’égalité qui fonde notre république ».

Gérald Darmanin déjà se félicitait que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme.

F. Carrey-Conte

La nouvelle loi immigration prévue par le gouvernement Barnier s’inscrit dans cette trajectoire. « On est dans un moment d’accélération mais tout cela ne vient pas de nulle part », soutient Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade. « Les remises en cause de l’État de droit ne datent pas de Bruno Retailleau, Gérald Darmanin déjà se félicitait que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour soi-disant protéger les Français. » Mais Gérald Darmanin prenait soin de ne pas aller trop loin, en tout cas de son point de vue.

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« Quand on adhère à l’UE, on adhère à la Convention européenne des droits de l’homme. Les Républicains ne sont plus dans cette logique et sont à deux doigts de défendre un Frexit », balance un proche de l’ancien ministre de l’Intérieur.

Reste que la préférence nationale, les quotas, le délit de séjour irrégulier, le renvoi des étudiants étrangers, ou encore la restriction du regroupement familial et du droit du sol – des mesures contenues dans la loi sur l’immigration adoptée fin 2023 par le Parlement et censurées par le Conseil constitutionnel avec le soutien de l’exécutif – devraient servir « de base pour le nouveau projet de loi sur l’immigration », selon le successeur de Darmanin. Ce dernier ne verrait pas d’un mauvais œil la future loi du nouveau gouvernement, selon nos informations.

Désormais, l’exécutif lorgne « le modèle albanais », qui tente de délocaliser la procédure de demande d’asile dans des entreprises italiennes installées en Albanie, pour des personnes qui ont débarqué de Méditerranée. Un système « inhumain et absurde » selon les associations interrogées, qui a déjà du plomb dans l’aile alors qu’un tribunal de Rome a invalidé la rétention des douze premiers migrants, avec un retour express sur le sol italien.

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Face à ce premier revers juridique, Michel Barnier temporise. S’il a confirmé dans Le JDD, journal d’extrême droite , dimanche 20 octobre, qu’il y aurait bien un projet de loi immigration, ce dernier porterait d’abord sur « la transposition du pacte » sur la migration et l’asile voté au printemps au Parlement européen, l’actuel locataire de Matignon ne s’est pas plus avancé sur le reste : « Nous allons également avancer sur tous les abus et tous les détournements », s’est-il contenté de déclarer.

Déshumanisation

À ces initiatives politiques nauséabondes s’ajoute une dégradation brutale des conditions d’accueil et de vie des migrants au sein dans les centres de rétention administrative (CRA), en France. Tentatives de suicide, grèves de la faim, violences mais aussi absence d’hygiène : ces centres concentrent toutes les carences actuelles de l’État en la matière. « Les conditions de travail pour les associations sont de plus en plus difficiles, l’enfermement est utilisé comme un outil d’expulsion, ce qui conduit à la maltraitance des personnes retenues », confirme Fanélie Carrey-Conte, de la Cimade, l’une des quatre associations mandatées par l’État pour accompagner les retenus dans les CRA.

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En 2023, 36 % des 17 000 étrangers placés dans ces centres en métropole ont été expulsés, selon l’association. Un chiffre actuellement en baisse. En 2021, 42 % des personnes enfermées avaient été expulsées. Malgré les remontées alarmantes sur les conditions d’enfermement, Bruno Retailleau veut allonger la durée de rétention dans les CRA de 90 à 210 jours.

Le tour de vis s’observe aussi au niveau des administrations. « Auparavant, on arrivait à dialoguer avec un préfet, un secrétaire général de préfecture, un chef de service ou des fonctionnaires, maintenant tout ça, c’est terminé. On se retrouve face à un mur et des rendez-vous administratifs sur ordinateur », déplore l’ancienne présidente de la Cimade Geneviève Jacques, qui a pourtant connu le ministère Pasqua au milieu des années 1990, peu suspect de laxisme à l’égard des immigrés.

Les préfectures ne répondent plus, donc les tribunaux administratifs sont submergés de recours et les personnes sont en détresse.

P. Henry

« Les préfectures ne répondent plus, donc les tribunaux administratifs sont submergés de recours et les personnes sont en détresse », acquiesce Pierre Henry. « Il y a une déshumanisation croissante dans le regard porté sur les immigrés par certains médias et les politiciens », regrette Geneviève Jacques, qui continue de tenir des permanences au sein de la Cimade.

La vénérable association, qui œuvre depuis la Seconde Guerre mondiale pour conseiller juridiquement les étrangers en attente d’expulsion, se retrouve plus que jamais dans le viseur de la place Beauvau. Aux mauvaises conditions de travail matérielles et humaines s’ajoute en effet un « procès en sorcellerie » de la part du ministère de l’Intérieur : « Ces associations sont juges et parties », affirme Bruno Retailleau au Figaro Magazine le 2 octobre.

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Le nouveau ministre n’en fait pas mystère, il aimerait les évincer des CRA pour confier leurs missions de conseil juridique à l’État, une vieille lune de la droite. « C’est une petite musique de discrédit et de remise en cause des associations qui nous affaiblit petit à petit », s’alarme Fanélie Carrey-Conte, alors que la Cimade est tout particulièrement visée par les derniers locataires de la place Beauvau. L’association fait régulièrement l’objet de menaces, comme l’avait révélé Politis au moment du vote de la dernière loi immigration, sans aucune réaction de l’exécutif.

Le discours général sur l’immigration de l’extrême droite relayé par la droite via le gouvernement Barnier et une partie de la Macronie est d’autant plus insupportable qu’il ne correspond pas à la réalité. La France est en effet la lanterne rouge de l’Europe en matière d’asile. « Les demandes d’asile et l’immigration sont en hausse partout en Europe mais la part prise par la France est très faible. On est 15 % de la population européenne et 18 % du PIB européen et on a accueilli 5 % des réfugiés du Proche et Moyen-Orient », observe François Héran.

Bruno Retailleau prétend qu’il est pragmatique, c’est faux, c’est un dogmatique.

F. Héran

Le modèle italien, observé avec « bienveillance » par le gouvernement Barnier, semble moins répondre à une logique anti-immigration qu’à un affichage électoral : « C’est d’une hypocrisie incroyable, Meloni a diminué un peu les arrivées des petites embarcations de la Méditerranée tout en mettant en place un programme d’importation de travailleurs migrants. On évoque 500 000 personnes en trois ans, ce qui est considérable », précise François Héran.

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« Bruno Retailleau affirme qu’il veut non seulement diminuer l’immigration illégale mais aussi l’immigration légale. Or le gouvernement Meloni part du principe qu’il ne pourra diminuer l’immigration illégale qu’en augmentant l’immigration légale. Bref, les mesures annoncées par Bruno Retailleau sont absurdes et inefficaces. Il prétend qu’il est pragmatique, c’est faux, c’est un dogmatique », cingle le professeur au Collège de France.

« Garder espoir »

Face à cette nouvelle donne, militants, associations et partis politiques de gauche tentent de trouver la parade. « Il faut qu’on reste très fermes sur nos principes et les valeurs que l’on défend, affirme Fanélie Carrey-Conte. L’un des leviers, ce sont les dynamiques d’alliance et de partenariat dans la société civile avec les syndicats, les associations, etc. ».

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Pour Cédric Herrou, le gouvernement Barnier devrait arriver à faire passer son texte. « Ça va entraîner plus de malheurs, avec des conséquences négatives », soupire l’agriculteur. « Il y a de quoi avoir peur mais au quotidien, on rencontre aussi des initiatives individuelles ou collectives dans les villes et les villages pour accueillir dignement des réfugiés et des migrants, contre l’extrême droite. Il faut garder espoir », affirme Geneviève Jacques.

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