« Le corps mutilé devient cette seule terre que le colonisé peut habiter »

La sociologue et essayiste Kaoutar Harchi analyse la manière dont la stratégie de mutilation des corps menée par Israël participe d’une politique coloniale.

Kaoutar Harchi  • 2 octobre 2024
Partager :
« Le corps mutilé devient cette seule terre que le colonisé peut habiter »
Deux Palestinienne blessées, à l'hôpital après le bombardement israélien de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 15 novembre 2023.
© Belal KHALED / AFP

Une fois que nous finissons de parler des mort·es, de tous ceux et de toutes celles qui ont sciemment été assassiné·es par l’armée coloniale israélienne, nous disons « sans parler des blessé·es ». Or il faut parler de ces personnes qui, elles, sont encore vivantes et dire ce qui les a blessées, dire quelle est la nature de leurs blessures. Au terme de 90 jours de massacre, par exemple, il a été estimé qu’Israël avait largué 45 000 bombes. Nous en sommes aujourd’hui [le 3 octobre] à 361 jours. Ces bombes, en plus de semer la mort, ont répandu la mutilation. La question du handicap, et plus largement de l’handicapement, est donc importante.

Le handicap n’est pas un effet connexe du massacre mais bien une finalité de la politique coloniale qui l’organise.

Jusqu’au 7 octobre, Gaza comptait près de 440 000 personnes handicapées, selon Danila Zizi, directrice de Handicap International pour la Palestine. Soit 21 % de la population totale. Depuis le 8 octobre, nous comptons près de 100 000 personnes blessées et nous pouvons déduire qu’une grande partie de ces personnes sont désormais handicapées. Le handicap n’est pas un effet connexe du massacre mais bien une finalité de la politique coloniale qui l’organise.

Sur le même sujet : À Gaza, l’effacement d’un peuple, par tous les moyens

Dans son ouvrage The Right to maim, la théoricienne Jasbir K. Puar associe le droit de tuer au droit de mutiler. Elle écrit que « le droit souverain de tuer, tout comme son éminence grise, le droit de mutiler, font partie d’une pratique délibérée d’affaiblissement d’une population donnée ». Ces procédés d’État sont caractéristiques d’une politique coloniale car ils visent à maintenir la population colonisée entre la vie et la mort, à faire de la vie une forme avancée de la mort.

Des Palestinien·nes perdent un bras, un œil, une jambe et, dans le même mouvement, cette bombe qui a mutilé leur corps a détruit nombre d’infrastructures sanitaires. Le plus grand hôpital de Gaza, l’hôpital Al-Shifa, par exemple, a été entièrement détruit. Gaza comptait 36 structures hospitalières. Plus des deux tiers de ces structures ont cessé de fonctionner. De surcroît, l’aide humanitaire a été bloquée.

Sur le même sujet : « À Rafah, les vivants envient les morts »

Des convois transportant des médicaments, des produits anesthésiants, des bouteilles d’oxygène, etc. ont été stoppés par l’armée israélienne. Les Palestinien·nes sont laissé·es à leurs blessures. L’aggravation de ces blessures est organisée. C’est là que se manifeste la logique coloniale de l’handicapement : à travers cette annihilation de toute possibilité que le peuple palestinien se soigne.

Plus personne ne doit être ailleurs que dans son propre corps. Là encore la logique coloniale se manifeste.

Le 17 et le 18 septembre, des engins explosifs cachés dans des milliers de bipeurs et d’autres appareils électroniques ont explosé au Liban et en Syrie. On compte au moins 37 morts et près de 3 000 blessés. Le ministre israélien Yoav Gallant a qualifié ces attaques d’entrée dans « une nouvelle ère (1) ». Blesser le corps est ici une manière de le marquer, de le montrer comme marqué, de rappeler que chacun peut d’une seconde à l’autre être marqué à son tour.

1

CNN, 19 septembre 2024.

C’est une manière, aussi, d’enfermer plus encore l’individu colonisé dans son propre corps. Le corps mutilé devient cette seule terre que le colonisé peut habiter. Plus personne ne doit être ailleurs que dans son propre corps. Là encore la logique coloniale se manifeste.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Israël/Palestine : pour aller plus loin
Sélection 2 octobre 2024 abonné·es

Israël/Palestine : pour aller plus loin

Une sélection de livres, de films, de documentaires, etc. pour compléter la lecture de notre numéro spécial consacré au conflit israélo-palestinien, un an après le 7 octobre.
Par Politis
Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »
Entretien 2 octobre 2024 abonné·es

Enzo Traverso : « Le concept de génocide à Gaza apparaît clairement justifié »

Auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le nazisme, l’antisémitisme ou « la guerre civile européenne de 1914 à 1945 », l’historien s’interroge dans son nouvel essai sur la signification – et les supposées justifications – de la violence israélienne contre Gaza et les Palestiniens aujourd’hui.
Par Olivier Doubre
Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »
Entretien 25 septembre 2024 abonné·es

Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »

Comment porter une parole sensible, de gauche et féministe dans un milieu rural d’apparence hostile ? L’autrice de Péquenaude utilise sa plume tantôt douce, tantôt incisive pour raconter sa campagne bretonne natale, où elle est retournée vivre, en liant les violences sociales, patriarcales et écologiques.
Par Vanina Delmas
Yanis Varoufakis : « Nous travaillons tous gratuitement pour les Gafam »
Technologies 25 septembre 2024 abonné·es

Yanis Varoufakis : « Nous travaillons tous gratuitement pour les Gafam »

« Dès que je tweete, j’ajoute du capital au profit d’Elon Musk. » Dans son dernier livre, l’ex-ministre de l’Économie grec propose une analyse novatrice de l’économie mondiale, à l’heure de la concentration des richesses par les géants du Net. 
Par Olivier Doubre