La France d’Emmanuel Macron a tué mon père
Justine Ruggieri nous raconte, à travers l’expérience de son père, les failles d’une institution en mal de personnels soignants suffisamment formés.
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Pas facile, quand on est éloigné de sa famille, de s’occuper d’un parent malade, voire dépendant. Justine Ruggieri nous raconte, à travers l’expérience de son père, les failles d’une institution en mal de personnels soignants suffisamment formés.
C’est l’histoire d’un monsieur de 80 ans, élégant, cultivé, philosophe. Il habite seul dans un petit hameau près de Nîmes, loin de tout et de sa fille. Il cultive son jardin avec amour, écoute Vivaldi et Bach, peint des aquarelles marines, profite de la douceur de vivre du Gard. En novembre 2023, il fait son bilan de santé habituel au CHU de Nîmes pour son affection cardiaque de longue durée. On le renvoie chez lui avec un diagnostic d’« insuffisance hépatique et de troubles cognitifs non bilantés », et une liste d’examens à effectuer.
Il en parle à sa fille, qui s’inquiète et lui rappelle à plusieurs reprises de faire ce bilan. Mais les troubles cognitifs ont déjà commencé à ronger sa mémoire, à désorganiser sa pensée. Elle appelle le CHU pour savoir quoi faire, mais on lui répond : « secret médical ». Elle tente de joindre le médecin traitant de son père, forcément destinataire de ce compte rendu, pour voir s’il peut contacter son patient. En vain.
En 2024, ce médecin traitant, pierre angulaire de la prise en charge de sa santé, part à la retraite. En a-t-il informé le vieux monsieur, qui l’a oublié ? Ou n’a-t-il pas eu le temps nécessaire pour s’assurer que le suivi de son patient serait assuré ? Dans tous les cas, l’homme se retrouve isolé, sans interlocuteur. À au moins deux reprises, sa fille contacte les pompiers qui se déplacent à son domicile pour l’emmener aux urgences, à la suite de douleurs. Mais aucun suivi n’est assuré.
En août 2024, sa fille vient lui rendre visite avec ses petites-filles pour profiter de la douceur de l’été. Quand elle arrive, elle constate que son pied a doublé de volume et se révèle très douloureux. Elle appelle les médecins aux alentours mais, entre les congés d’été et les généralistes qui n’ont plus de place pour de nouveaux patients, elle n’a d’autre choix que de contacter SOS médecins. Une crise de goutte est diagnostiquée, sûrement en lien avec l’insuffisance hépatique du malade.
Le médecin ne l’écoute pas. Il ne contrôle pas ses analyses de sang, ne renouvelle pas son ordonnance…
Après plusieurs coups de fil, sa fille parvient à contacter le remplaçant du médecin traitant. Elle organise un rendez-vous pour le suivi de la crise de goutte et le renouvellement de l’ordonnance pour le cœur. Au passage, elle glisse à la secrétaire que le vieux monsieur souffre de troubles cognitifs et demande si le médecin pourrait discrètement investiguer. Et là, tout dérape.
Quand le vieux monsieur arrive, ne portant qu’une seule chaussure car son pied gonflé ne rentre pas dans la seconde, le médecin ne l’écoute pas. Il ne contrôle pas ses analyses de sang, ne renouvelle pas son ordonnance, pourtant vitale, pour des médicaments qu’il n’a déjà plus depuis plusieurs jours, mais lui fait passer un test diagnostiquant la maladie d’Alzheimer, sans aucun tact. Il renvoie l’homme chez lui, avec une lettre pour consulter un neurologue, sans même lui proposer le nom d’un confrère ou lui expliquer la marche à suivre.
Le vieux monsieur, furieux, avoue même à une de ses amies que, puisque le médecin l’a pris pour un imbécile, lui aussi a joué aux imbéciles en répondant aux questions du test. Il décide de ne plus jamais consulter ce docteur, qui s’est comporté de façon humiliante, et s’enferme dans la solitude. Sa fille essaie d’organiser son déménagement à Paris, suit la vente de la maison, visite des résidences seniors. Mais elle est loin et seule, et ne sait pas à quel point l’état de son père s’est aggravé.
Cet homme accompli, indépendant (…) se retrouve seul, rabaissé et abandonné par le corps médical.
Cet homme accompli, indépendant, fier de sa réussite et de l’homme qu’il est devenu, se retrouve seul, rabaissé et abandonné par le corps médical. Il se sent coupable de dépendre de sa fille, qui a sa vie, ses enfants, ses responsabilités. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourquoi son cerveau, qui a toujours fonctionné comme une mécanique de précision, lui joue un tour si cruel. Lorsqu’il chute dans les escaliers et qu’il se blesse, il décide de ne pas l’embêter avec un énième coup de fil. Il remonte se coucher, malgré les anticoagulants.
Le lendemain, le CHU de Nîmes appelle sa fille. Le défibrillateur de son père a émis un signal inquiétant et ils n’arrivent pas à le joindre. Les pompiers sont envoyés, et la gendarmerie la rappelle « au sujet du décès de [son] père ». Avec ces simples mots, eux aussi dénués d’empathie, son cœur se brise. C’est ainsi, par manque de moyens humains, de formation, à cause du néolibéralisme qui grignote nos services publics et gangrène l’intérêt général, que la France d’Emmanuel Macron a tué mon père.
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