La fiction marchande de l’eau
L’eau économique et l’eau vive ne peuvent être mises sur le même plan ni évaluées avec la même mesure pour en faire le partage. L’enjeu est politique.
dans l’hebdo N° 1832 Acheter ce numéro
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10 ans déjà Dans la vallée, le champ de l’eau « La mort de Rémi Fraisse signe la criminalisation des militants écologistes » Génération Rémi FraisseLa lutte contre le barrage de Sivens, il y a dix ans, avait mis en lumière les conflits autour des usages de l’eau. Dans les médias, on en opposait souvent deux : d’un côté, des agriculteurs qui ont besoin, l’été, d’irriguer leurs cultures de maïs, présentées comme essentielles à la nourriture humaine ; de l’autre, des habitants et des écologistes souhaitant préserver une zone humide essentielle à la biodiversité du territoire.
Si l’on présente les choses ainsi, le bon sens conduit à concilier les usages. Or cela place ces deux usages au même niveau, sans questionner la légitimité politique qu’ils recouvrent. Les agriculteurs irriguent des céréales pour l’élevage ou l’exportation : la légitimité de cet usage est purement économique, leur eau est économique. Les habitants défendent une biodiversité qui n’a aucune valeur économique en elle-même : l’eau qu’ils défendent est vivante et incommensurable, c’est l’eau vive, source de l’eau potable et de l’eau économique. L’eau économique et l’eau vive ne peuvent être mises sur le même plan ni évaluées avec la même mesure pour en faire le partage. L’enjeu de l’eau est politique : quel usage pour quel mode de vie ?
Depuis dix ans, l’enjeu politique de l’eau n’a fait que croître. L’argument du réchauffement climatique est instrumentalisé par la FNSEA pour demander un accès garanti et permanent à l’eau, indépendamment de la diversité des systèmes hydrologiques des territoires, pourtant soumis à des sécheresses de plus en plus fréquentes l’été. Cette demande vise à augmenter la quantité d’eau économique au détriment de l’eau vive, alors que cette dernière est la source de la première.
L’enjeu autour de l’eau n’est pas d’en concilier les usages, mais de diminuer l’usage économique de l’eau.
L’eau est plus qu’une ressource, elle est constitutive de toute vie. Elle est aussi intimement liée à un territoire (un bassin-versant), elle suit une logique de stockage et d’écoulement complexe et spécifique. Ainsi, son captage et son appropriation économique en grande quantité en font une marchandise fictive (comme la terre, le travail et la monnaie, écrivait Karl Polanyi), au sens où cette fiction détruit les conditions de régénérescence de l’eau vive, base de toutes les eaux.
L’utilisation d’eau par habitant augmente. C’est l’effet de l’industrialisation, de l’urbanisation et, dernièrement, de la numérisation des modes de vie. Ces trois phénomènes liés s’incarnent dans la hausse de la part de l’eau économique dans les usages. L’enjeu autour de l’eau n’est pas d’en concilier les usages, mais de diminuer l’usage économique de l’eau pour garantir la pérennité de l’eau tout court.
Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.
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