« Miséricorde », pour l’amour du prochain

Alain Guiraudie met en scène une histoire où un meurtre a moins d’importance que le désir, faisant triompher une amoralité tranquille dans un film réjouissant.

Christophe Kantcheff  • 15 octobre 2024 abonné·es
« Miséricorde », pour l’amour du prochain
Félix Kysyl et Catherine Frot évoluent dans un film qui confirme la place à part qu’occupe Alain Guiraudie dans le cinéma français.
© Les films du losange

Miséricorde / Alain Guiraudie / 1 h 43

« Et d’ailleurs, moi-même, tout athée que je suis, je vois bien que je reste attaché à quelque chose de catholique, j’aime les églises, j’ai de la sympathie pour les curés, je trouve les enterrements à l’église plus beaux que les enterrements civils ou les cérémonies au crématorium. » Ces lignes sont extraites de Rabalaïre, le deuxième roman d’Alain Guiraudie (1), qui a ajouté la corde « écrivain » à son arc depuis une dizaine d’années.

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Les romans d’Alain Guiraudie sont publiés aux éditions POL.

Épais volume de 1 000 pages publié en 2021, Rabalaïre est non seulement un roman-feuilleton ultra-contemporain, d’une liberté de ton et d’imagination sans limite (tout comme son troisième roman, paru en mars de cette année, Pour les siècles des siècles). Mais on peut aussi le voir comme une mine de laquelle aurait été extraite l’essentiel de l’argument de ses deux derniers films. À savoir Viens je t’emmène (2022) et celui qui arrive sur les écrans aujourd’hui, Miséricorde.

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Miséricorde… Avec un tel titre, on comprendra notre choix de la citation initiale, propos du narrateur qui rejoignent en l’occurrence la pensée de l’auteur. Mais si parfum d’encens il y a, il ne sera jamais anesthésiant. Il aura plutôt un effet euphorisant. Du réalisateur de L’Inconnu du lac (2013), il faut s’attendre à toutes les surprises, sauf les mauvaises. Aucun risque à se retrouver face à une œuvre sacrifiée sur l’autel du conformisme.

Encore un mot à propos de Rabalaïre. En occitan, le terme signifie « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens ». C’est ce que montre le générique du début, au sens littéral : un long enchaînement de virages, à gauche et à droite, pris par une voiture dont, une fois à destination, sort le protagoniste, Jérémie (Félix Kysyl), qui se rend dans une maison n’étant pas la sienne.

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Cette maison, sise dans un village de l’Aveyron, est celle de ­Martine (Catherine Frot) et de feu son mari, dont Jérémie fut l’apprenti boulanger. Celui-ci est venu pour le voir une dernière fois, sur son lit de mort, et assister à son enterrement, mené par l’abbé du village (Jacques Develay). Martine, heureuse de retrouver Jérémie, réactive avec lui des souvenirs, ouvre des albums-photos. Le jeune homme s’arrête sur l’une d’elles en particulier : son ancien patron y apparaît en maillot de bain, bien de sa personne. Pas de doute, nous sommes chez Guiraudie : le désir y est incessant, il circule partout et surgit sans crier gare.

Pulsions

Attendu par personne, chômeur depuis peu, Jérémie s’installe chez Martine. On pourrait même dire qu’il s’incruste. C’est en tout cas ce que finit par penser Vincent (Jean-Baptiste Durand), le fils de Martine, qui va jusqu’à soupçonner son ancien camarade de jeunesse de chercher à séduire sa mère. De ce fait, il se montre de plus en plus menaçant.

Pour occuper son oisiveté, Jérémie se rend chez un voisin, Walter (David Ayala), ami du disparu, avec qui il boit force verres de pastis. Soudain, alors que Walter est momentanément occupé, le jeune homme manifeste son attirance pour son hôte, en se jetant sur lui après avoir revêtu ses sous-vêtements. Comme nous le disions plus haut, le désir affleure dans toutes les situations. Et même si, Walter l’ayant violemment repoussé, Jérémie prétendra plus tard avoir agi sous l’effet de l’alcool (ce qui est plus qu’incertain), son mouvement pulsionnel est là.

Or Walter fait partie de ces hommes, déjà rencontrés chez Guiraudie – par exemple dans Rester vertical (2016) –, ayant un certain âge et dont les types de beauté sont les plus hétérodoxes (pour ne pas dire qu’ils sont loin d’être des mannequins) et qui pourtant suscitent un fort attrait sexuel chez le protagoniste. On aurait tort d’y voir un quelconque esprit de provocation. Au contraire, c’est un des points les plus politiques chez Guiraudie que cette affirmation qui contrevient radicalement aux normes érotiques en vigueur – qui plus est au cinéma.

Jérémie déambule aussi dans la campagne aveyronnaise, que le cinéaste filme avec appétence, retrouvant là les paysages de ses débuts. Cet environnement n’est pas inquiétant comme l’était le plan d’eau de L’Inconnu du lac ; il n’évoque pas non plus les grands espaces du western, comme le faisaient les décors de Du soleil pour les gueux (2001). Outre la beauté mélancolique des couleurs de l’automne, le cinéaste montre la matérialité de ce paysage : la pluie, la terre collante et la boue. Des éléments qui ont ici leur importance puisque Jérémie va être amené à y enterrer un corps, celui de Vincent, qu’il a tué au cours d’une bagarre.

Étrange carrefour

Dès lors, le sous-bois où s’est déroulé le meurtre et où est enfoui le cadavre devient un étrange carrefour de sociabilité. S’y retrouvent Jérémie, apeuré, qui revient comme il se doit sur les lieux du crime ; l’abbé, qui justifie ses allées et venues par la cueillette des cèpes ; plus tard les deux gendarmes qui mènent l’enquête sur la disparition inopinée de Vincent. L’endroit devient un espace de drague, d’interrogatoire, de cueillette de champignons… Ce sous-bois a son pendant de sociabilité plus traditionnel : la table de la cuisine de Martine, où l’on prend quotidiennement le café ou l’apéritif (tous les personnages s’y retrouvent, y compris les gendarmes), et où l’on ne cesse de s’interroger sur l’hypothétique fugue et le silence de Vincent, Jérémie devant répondre aux questions en se disculpant.

Le classique devient hirsute, le rituel extravagant, l’invraisemblable advient. Le tout n’étant jamais dénué d’un humour pince-sans-rire.

Outre de telles mises en regard ou correspondances, Alain ­Guiraudie procède à des renversements (de situations, de sens, de concepts…) qui sont des fulgurances scénaristiques autant que des inventions formelles. Le classique devient hirsute, le rituel extravagant, l’invraisemblable advient. Le tout n’étant jamais dénué de cet humour pince-sans-rire qui fait s’exclamer : « Sans blague », en hésitant sur la ponctuation finale entre le point d’interrogation et le point d’exclamation.

Il en va ainsi de la séquence proprement géniale, aux accents buñueliens, au cours de laquelle, au confessionnal, l’abbé échange les rôles avec Jérémie, le premier prenant la place du pénitent, le second s’installant dans la petite loge centrale, l’oreille près de la grille. Dans quel but ? Afin de confesser de façon à peine voilée l’amour qu’il voue au jeune homme tout en lui affirmant qu’il aurait tort de se déclarer coupable.

Les paroles de l’abbé sont inouïes : « Je ne crois pas que l’assassin soit un danger en puissance, un danger pour la société. Croyez-vous vraiment à l’utilité de punir les assassins ? Ce n’est pas un crime qui doit empêcher la vie de continuer. J’aurais alors le bonheur de voir l’assassin tous les jours. J’ai appris à aimer sans retour. » Et l’homme de foi, au sortir du confessionnal, glisse à Jérémie : « Vous avez été très bien. »

Place à part

Depuis le festival de Cannes, où Miséricorde a été présenté dans la section Cannes première, la référence à Théorème, le film de Pier Paolo Pasolini, a été beaucoup utilisée : Jérémie arrive dans un village, et toute une communauté se retrouve sexuellement (et donc socialement et éthiquement) sens dessus dessous. Référence justifiée. Ce que conte Guiraudie a aussi quelque chose de profondément anti-dostoievskien. Comme Raskolnikov, Jérémie finit par ne plus supporter son crime. Mais il se voit absout par un représentant du clergé amoureux, qui allège sa conscience. L’acte a quelque chose de cette amoralité réjouissante qui beigne tout le film et qui vaut tous les saints credo plus ou moins hypocrites.

Miséricorde est un film tranquillement audacieux qui confirme la place à part qu’occupe Alain Guiraudie dans le cinéma français. Ignorant le tape-à-l’œil, sans stars mais avec des comédiens de plus ou moins grande notoriété tous parfaits dans leur rôle, le cinéaste avance sur son chemin, singulier et grandiose, pour le plus grand plaisir de ceux qui le suivent. Inutile de dire qu’on en redemande.

Cinéma
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