« Anora », le syndrome de la citrouille
Palme d’or à Cannes, Sean Baker raconte dans une tragicomédie plutôt sombre mais pleine d’énergie l’histoire d’une Cendrillon d’aujourd’hui.
dans l’hebdo N° 1834 Acheter ce numéro
Anora / Sean Baker / 2 h 19.
Elle se nomme Anora (Mikey Madison), héritage de son ascendance ouzbèque, mais préfère qu’on l’appelle Ani. Elle est travailleuse du sexe dans une boîte de Brooklyn, où se rend un garçon, Ivan (Mark Eydelshteyn) – qui se fait appeler Vanya –, un jeune Russe manifestement plein aux as, lequel devient pour elle, qui comprend sa langue, un client régulier puis particulier : il demande à la jeune femme de jouer sa petite amie pendant une semaine.
Quand l’argent demeure un temps la monnaie d’échange entre eux, Ivan emmène Ani chez lui. Celle-ci n’en croit pas ses yeux : la maison a tout du palace. Ivan est le fils d’un oligarque. Ses parents sont à Moscou. Le jeune homme peut donner libre cours à ses envies. Alors qu’il a emmené Ani à Las Vegas, il lui propose le mariage, entre un rail de coke et une cuite au champagne. Incrédule, mais amoureuse et éberluée par toutes ces trépidations, celle-ci accepte.
Ce que le cinéaste met en avant chez Anora n’est pas un désir effréné de revanche sociale, mais une souffrance plus intime.
La première demi-heure du huitième long métrage de l’Américain Sean Baker (1) a tout du conte de fées – et le cinéaste ne lésine pas sur la durée de ce début pour installer cet état de fait. Un prince charmant vient extraire Ani-Cendrillon de son ruisseau (outre le type de travail qu’elle fait, ce sont des heures et des heures sans couverture sociale) et lui fait vivre une existence de luxe, d’oisiveté et de plaisirs. Ivan, quant à lui, est un garçon irresponsable, un grand enfant à l’esprit fêtard, discrètement chaperonné par des hommes qui sont au service de ses parents, des Arméniens, et que le garçon traite comme des domestiques.
Les quatre premiers films du cinéaste, inédits en France, sont sortis mercredi 23 octobre sur les écrans.
Ça ne peut évidemment pas durer. Quand les parents d’Ivan apprennent que leur fils s’est marié avec une « prostituée », rien ne va plus. Le temps de faire le voyage de Moscou à New York, ils ordonnent à leurs employés arméniens, menés par Toros (Karren Karagulian), de faire en sorte que le mariage soit annulé. Ivan préfère fuir, abandonnant Ani. Mais ceux-ci ne sont pas des hommes de main, sauf Igor (Yura Borisov), embauché pour jouer les gros bras si nécessaire. Ils sont même plutôt du genre pieds nickelés. Par conséquent, ils sont maladroits. D’où des effets comiques.
La course-poursuite qui s’engage pour retrouver Ivan insuffle ainsi du burlesque dans un film plein d’énergie qui prend des allures de polar dans le décor du quartier de « Little Odessa », fortement russophone, où les bords de mer sont peuplés de manèges et de boîtes de nuit – lieu qui active aussi la mémoire cinéphile.
Roman d’apprentissage
À revoir le film quelques mois après Cannes, où Anora a obtenu la Palme d’or à la surprise générale, on est frappé par le côté sombre de cette tragicomédie. Certes, au burlesque des Arméniens s’ajoute une satire débridée visant les riches parents d’Ivan, que le sentiment de supériorité rend horribles – on pense parfois à Ruben Östlund, mais un Ruben Östlund qui aurait du discernement quant à ses cibles et serait dénué de cynisme.
Mais Anora dresse avant tout le portrait d’une jeune femme en désarroi, au caractère entier, ne se laissant pas faire, quoiqu’en butte à une cruelle humiliation. Ani, excellemment interprétée par Mikey Madison – vue précédemment dans Once Upon a Time…, de Quentin Tarantino –, est regardée par le cinéaste avec empathie et une profonde compréhension. Ce qu’il met en avant chez elle n’est pas un désir effréné de revanche sociale, mais une souffrance plus intime.
Elle a aperçu une nouvelle vie s’offrant à elle, qui la faisait échapper à un déterminisme la contraignant à se vendre, corps et âme. Et même si cette éclaircie avait quelque chose d’aveuglant, y entrait aussi la sincérité des sentiments à laquelle elle a voulu croire parce qu’elle ne pouvait faire autrement. Anora est ainsi un roman d’apprentissage par la désillusion, mais sans nihilisme. Au contraire. Grâce à une fin forte et émouvante, le film laisse ouvert un autre chemin pour un véritable amour.