Dans les quartiers populaires, le stigmate de la « mauvaise mère »

Les révoltes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, en juin 2023, ont fait resurgir les discours stigmatisants à l’égard des mères isolées des quartiers prioritaires, dont l’éducation était jugée « défaillante ».

Hugo Boursier  • 9 octobre 2024 abonné·es
Dans les quartiers populaires, le stigmate de la « mauvaise mère »
Rassemblement en hommage à Nahel, le 29 juin 2024, à Nanterre. Au premier plan, sa mère.
© Maxime Sirvins

Des statistiques, les mères isolées en connaissent des tonnes. La part qu’elles représentent parmi les familles monoparentales (82 %). La pauvreté de leurs enfants quand ils vivent dans les quartiers prioritaires (près de 60 %). Le pourcentage des pensions alimentaires qui ne sont pas versées (plus de 20 %). Mais il y a un chiffre qu’elles ne connaissaient pas. Et elles s’en seraient bien passées, tant il participe à les pointer du doigt, elles, les mères seules qui habitent dans les quartiers prioritaires de la ville.

« 60 % des mineurs présentés à la justice après les émeutes en réaction à la mort de Nahel en juillet étaient issus de familles monoparentales. » La déclaration du ministère de la Justice résonne comme l’ultime attaque gouvernementale à leur égard. Les magasins pillés, les incendies, les affrontements avec les forces de l’ordre : leur faute, uniquement leur faute.

Sur le même sujet : Pour l’État, c’est toujours la faute des mères

Cette stigmatisation avait commencé dès la mort de l’adolescent de 17 ans. Sa mère, Mounia, éduquait seule son enfant avant qu’il ne soit abattu par un policier, le 27 juin 2023. Trois jours seulement après le drame, Emmanuel Macron cible les parents comme principaux responsables des dégâts occasionnés. En sortie de cellule de crise interministérielle, le chef de l’État lance : « C’est la responsabilité des parents de les garder au domicile. Donc il est important pour la quiétude de tous que la responsabilité parentale puisse clairement s’exercer. […] La République n’a pas vocation à se substituer à eux. » Quelques jours plus tard, il envisage une sanction financière, « un tarif minimum dès la première connerie ».

Le ton de l’administration se durcit lui aussi. L’autoritaire préfet de l’Hérault à l’époque, Hugues Moutouh, recommande « deux claques et au lit » pour le « gamin qui descend dans la rue pour brûler des véhicules de police ». En août, le préfet du Val-d’Oise, Philippe Court, se vante d’avoir expulsé des familles dont un des membres a été inquiété par la justice lors des révoltes. Une décision motivée, en réalité, par des impayés, mais dont la procédure a été accélérée par la préfecture. Même procédé fallacieux à Persan, deux mois plus tard, où une mère de cinq enfants a été expulsée de son logement social. L’un de ses fils, majeur mais fiscalement rattaché au foyer, aurait participé à un pillage. L’impayé en question ne s’élevait, pourtant, qu’à 800 euros.

C’est une manière, pour l’État, de se dégager de toutes responsabilités.

G. Diawara

« C’est une manière, pour l’État, de se dégager de toutes responsabilités. On efface les violences institutionnelles pour ne faire reposer la culpabilité que sur des logiques familiales et individuelles », analyse Goundo Diawara, porte-parole de Front de mères. Le regard porté par les pouvoirs publics sur les mères isolées change en fonction de leur lieu de résidence.

Au moment des gilets jaunes, Emmanuel Macron voyait des « mères courage » lorsqu’il observait ces femmes qui luttaient sur les ronds-points. Pendant les révoltes de l’été 2023, les mères isolées des quartiers populaires ne sont pas des sujets politiques en proie à des inégalités systémiques. Elles sont à la tête d’un foyer dysfonctionnel chez qui l’État doit entrer pour remettre, comme le martelait le chef de l’État, « l’ordre, l’ordre, l’ordre ».

Sur le même sujet : « Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »

C’est ce que préconisait Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des Familles, lorsqu’elle prit de court les universitaires présents dans sa « commission parentalité » en annonçant, en décembre, « la mise en place des travaux d’intérêt général pour les parents défaillants ». La répression plutôt que la lutte contre les discriminations.

Cette logique en a dégoûté plus d’une, dont Goundo Diawara. « Il faut examiner les conditions matérielles dans lesquelles vivent ces familles monoparentales. Les mères ont souvent des boulots précaires, des temps partiels, des horaires décalés. Je suis CPE [conseillère principale d’éducation] dans le Val-d’Oise, et je le constate : pour un certain nombre d’enfants, quand ils se lèvent, leurs mères sont déjà parties travailler, et quand ils rentrent, elles ne sont pas encore revenues », observe-t-elle.

Culpabilisation permanente

Ces contraintes ont été vérifiées par l’Afev, l’association qui propose à des étudiants d’aider des jeunes dans des quartiers populaires. Dans son rapport inédit sur l’éducation des enfants au sein de ces quartiers, sur 737 parents interrogés, 38 % ont un revenu net inférieur ou égal au Smic, 69 % d’entre eux sont confrontés à des horaires décalés. Près de la moitié travaillent avant 7 h 30, ou après 18 heures, un tiers le week-end ou plus de 39 heures par semaine.

C’est toujours la même histoire : pour répondre à tous les impératifs, on change de taf, et on se déclasse.

S. Lebailly

Il faut ajouter à cela les temps de transport entre le travail, le domicile et l’établissement scolaire. « Tout est calculé dans ma vie », explique Sarah Lebailly, cofondatrice de la Collective des mères isolées et aujourd’hui membre des Mères déters. En septembre 2022, elle a été confrontée à une période particulièrement difficile. Sa fille a eu 6 ans un mois plus tôt. Un âge qui sonne la fin du complément de libre choix du mode de garde (CMG), un dispositif de la CAF qui permet de financer une partie des frais de garde.

Elle calcule : elle va devoir payer 500 euros de garde par mois. « Je gagnais 1 500 euros net. J’ai dit à ma boss que j’allais devoir démissionner parce que, sinon, j’allais être noyée. Je finissais à 18 h 30 à Paris, j’habite une cité de Montreuil et, à l’époque, il n’y avait que des bus qu’on pouvait attendre trois quarts d’heure. Je n’allais plus voir ma fille grandir. » Travail, éducation, santé mentale. L’équation donne souvent un résultat négatif. « C’est toujours la même histoire : pour répondre à tous les impératifs, on change de taf, et on se déclasse », soupire-t-elle. Heureusement, son service RH lui propose un métier aux horaires adaptés.

Sur le même sujet : La journée sans fin des mères seules

Quand son fils a eu six ans révolus, Virginie, qui habite L’Île-Saint-Denis, a fait le choix de s’arrêter. Son contrat d’animatrice sociale se terminait, elle ne pouvait plus faire garder son enfant. « J’ai hésité à chercher un boulot en speed, mais je n’avais plus envie. Je savais que j’allais recevoir 900 euros de Pôle emploi. Je n’en pouvais plus de courir partout. Après un post-partum et une dépression, il fallait que je me recentre autour de ma vie et de ma famille », décrit l’habitante de la cité Maurice-Thorez. Alors pendant deux ans, les vacances, elle « a zappé ». Son fils a pu continuer le basket et le piano. « Moi, je ne faisais pas grand-chose. Je n’avais pas les moyens pour faire des activités. »

Pourtant, elle le dit, elle aurait adoré faire du sport. Mais les activités sont proposées… à 16 h 30, quand l’école termine. « La société n’a pas été faite pour les mamans isolées », explique-t-elle. Alors, quand elle entend le gouvernement parler de « parents défaillants », elle trouve ça « injuste ». « On est dans la culpabilisation permanente. Est-ce que je suis une bonne mère ? Est-ce que j’éduque un futur délinquant ? », s’interroge-t-elle.

Auto-organisation et politisation

Face à ces attaques, certaines prônent l’auto-organisation, même si elle est chronophage. C’est ce qu’a voulu faire Sarah Lebailly quand, en 2020, elle reçoit une facture de 150 euros de cantine. « Je suis allée voir la mairie, et j’ai dit que j’allais faire une grève de la faim. On m’a répondu qu’on m’accordait 20 %. J’ai dit que je n’étais pas une femme en solde », raconte la petite-fille de syndicaliste, qui se définit elle-même comme une militante.

Quand on s’organise, parce qu’on est arabe, noire ou musulmane, on nous trouve dangereuses.

Virginie

Elle conclut la discussion en affirmant qu’elles seront tout un groupe à protester. « On était déjà une vingtaine sur un groupe WhatsApp, c’est comme ça que La Collective des mères isolées est née », se remémore-t-elle, dans son appartement obtenu après cinq ans d’attente et « un milliard de mails ». La structure accompagne, aujourd’hui, près de 400 mères sur tout le territoire.

Cette politisation, Goundo Diawara, du Front de mères, la recommande aussi. Mais elle note un paradoxe dans le discours institutionnel : « Quand il y a des révoltes, on pointe du doigt les mères en soulevant leur prétendue démission. Et quand on s’organise, parce qu’on est arabe, noire ou musulmane, on nous trouve dangereuses. » Jamais à leur place. En tout cas pas celle à laquelle le patriarcat voudrait les assigner.