Drogue : à Marseille, le bilan contrasté de l’opération « place nette XXL »

Lancée il y a six mois, cette opération très médiatique avait marqué les esprits par le déploiement inédit des forces de polices. Mais le narcotrafic persiste et s’adapte, révélant les limites d’une stratégie ponctuelle face à un phénomène enraciné.

Tristan Dereuddre  • 16 octobre 2024 abonné·es
Drogue : à Marseille, le bilan contrasté de l’opération « place nette XXL »
600 policiers et gendarmes ont été mobilisés chaque jour pendant trois semaines.
© Nicolas TUCAT / AFP

Le 19 mars 2024, des dizaines de caméras de télévision étaient braquées sur la cité de la Castellane, dans les quartiers nord de Marseille. Aux côtés de ses ministres Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti, Emmanuel Macron lançait en grande pompe l’opération « Place nette XXL » dans la cité phocéenne et dans l’ensemble des Bouches-du-Rhône.

Ce vaste et ambitieux dispositif avait associé le gratin de la sécurité nationale : six cents policiers et gendarmes mobilisés chaque jour pendant trois semaines, hélicoptères, drones, unités d’intervention (RAID, GIGN), unité nationale d’investigation et douane. Une opération « sans précédent » selon les mots du chef de l’État, avec un objectif clair : « Détruire les réseaux et les trafiquants, et que les quelques-uns qui rendent la vie impossible s’en aillent », avait déclaré Emmanuel Macron.

Les trafiquants vont revenir, ils attendent juste que l’opération se termine.

Zaineb

Six mois après cette intervention coup de poing, ce vendredi 4 octobre, la cité de la Castellane est loin de ressembler à l’image de plaque tournante du trafic de drogue qu’on lui attribuait. La vie semble avoir repris son cours. Les parents viennent chercher leurs enfants à la sortie de l’école, tandis que les voitures, autrefois filtrées et contrôlées par un barrage de fortune installé par les dealeurs, peuvent désormais librement entrer et sortir de la cité.

Quelques dizaines de mètres en contrebas, deux véhicules de la police nationale sont garés au bord de la route. « Ils viennent environ un jour sur deux », nous glisse Camélia, la vingtaine, habitante de la cité. « Ils tournent un peu partout, les interventions sont plus fréquentes que d’habitude », explique-t-elle. Ces agents assurent la continuité de l’opération, pour éviter que les points de deal démantelés ne se reforment trop rapidement. « Je me sens plus en sécurité, il y a une évolution positive », ajoute Camélia.

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Un optimisme que ne partage pas Zaineb, elle aussi habitante du quartier : « Pour moi, ça ne change rien. Les trafiquants vont revenir, ils attendent juste que l’opération se termine. Certes, ils sont moins présents actuellement parce qu’une voiture de police vient plus ou moins tous les jours. Mais ils vont revenir, ailleurs ou ici », soupire-t-elle. Si la préfecture de police de Marseille nous a confirmé « la mise à l’arrêt total des six points de deal », il suffit de s’enfoncer un peu dans la cité pour comprendre les inquiétudes de Zaineb.

Des policiers dans le quartier de La Castellane à Marseille, le 20 mars 2024, au lendemain de la visite d’Emmanuel Macron. (Photo : Nicolas Tucat / AFP.)

Les tags qui exhibaient le « menu » sur les murs du « Porche drive » ont été effacés, mais la présence de quelques dealeurs, stigmate d’un trafic omniprésent, montre que le point de deal reste bel et bien actif. En fond sonore, le bruit fréquent des sirènes atteste que les effectifs de la police nationale se relaient pour assurer la continuité de l’opération, et que le trafic est loin d’avoir disparu à la Castellane.

Le développement du « Uber shit »

Pourtant, « Place nette XXL » dispose de statistiques éloquentes : dans l’ensemble des Bouches-du-Rhône, 856 personnes ont été interpellées (dont 461 placées en garde à vue), tandis que 480 kg de cannabis, 3,5 kg de cocaïne, 71 kg de tabac, 23 armes, 35 véhicules et 2,8 millions d’euros ont été saisis. Un bilan vanté par la préfecture de police de Marseille, qui affirme que « l’opération a impacté durablement la délinquance et les trafics avant la période estivale, en leur portant des coups durs, en surface et en profondeur ».

Ce n’est plus le consommateur qui va à la cité, mais la cité qui va au client.

D. Barrionuevo

Mais cette pérennité des coups portés aux trafics est aujourd’hui remise en cause. Daniel Barrionuevo, avocat pénaliste, est habitué à défendre des trafiquants en tout genre, allant du simple « charbonneur (1) » aux têtes de réseau. Pour lui, le trafic est loin d’avoir disparu : il a simplement évolué. « Avant même qu’elle ne soit mise en place, mes gros clients m’avaient indiqué que cette opération était un pur effet de communication. Tout le réseau est bien implanté et, s’il a été un peu déstabilisé sur le coup, le trafic s’est adapté », explique-t-il.

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Nom d’usage donné aux petites mains du trafic.

Selon l’avocat, les points de deal qui ont été démantelés ont ressurgi d’une part dans les immeubles ou quartiers voisins, et d’autre part sous le prisme de la livraison. « Les dealeurs se déplacent, le consommateur prend moins de risques en utilisant les réseaux sociaux pour se faire livrer. Ce n’est plus le consommateur qui va à la cité, mais la cité qui va au client. L’adaptation des dealeurs montre qu’on ne pourra pas tuer le trafic comme cela », ajoute maître Barrionuevo.

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Des propos confirmés par le porte-parole du syndicat Alliance Police nationale, Rudy Mana : « Dire qu’on a endigué le trafic de stups, ce n’est pas vrai. Le Uber shit s’est considérablement développé depuis le mois de mars, via des canaux comme Telegram, WhatsApp ou encore Snapchat », explique-t-il. Si l’opération a permis de casser quelques réseaux et de rendre la cité de la Castellane plus vivable, il admet le caractère court-termiste de « Place nette XXL » : « Dire que c’est une simple opération de communication, c’est irrespectueux pour le nombre considérable de policiers qui se sont mobilisés des centaines d’heures. Cela étant dit, concentrer autant d’effectifs, c’est compliqué à tenir sur la durée », reconnaît-il.

C’est Marseille, on a l’impression d’un éternel recommencement.

C. Donadio

« Des opérations de cette ampleur, ça a le mérite d’exister. Mais c’est Marseille, on a l’impression d’un éternel recommencement », soupire Christine Donadio, déléguée syndicale FSU à la police municipale de Marseille. Un sentiment d’impuissance partagé par une source de la police judiciaire, qui a préféré rester anonyme : « Concrètement, l’adaptation des trafiquants avec leur vitrine numérique montre que Place nette n’a pas réglé le fond du problème. »

Des moyens insuffisants

Si l’efficacité éphémère de ces opérations coup de poing agace en interne, elle crispe aussi particulièrement les magistrats. Quelques jours après une rencontre avec le garde des Sceaux, le 19 mars 2024, l’Association française des magistrats instructeurs (Afmi) tirait le signal d’alarme dans un communiqué cinglant intitulé « Marseille : le devoir d’expression sur la réalité du narcobanditisme » : « Il ne s’agit pas de faire preuve de misérabilisme que de dire que les magistrats instructeurs exercent leur mission avec des moyens sans commune mesure avec ceux des réseaux criminels, dont la puissance ne cesse de croître. Il ne s’agit pas de faire preuve de défaitisme que de dire que nous sommes en train de perdre la lutte contre le narcobanditisme », alertait l’Afmi.

Les opérations place nette (…) la voie publique ne peuvent être suffisantes pour endiguer le narcotrafic.

Afmi

Un tableau inquiétant dans un contexte où la police nationale est en pleine mutation. La réforme économique menée ­l’année dernière par Gérald Darmanin, ­réorganisant les ­effectifs et les services, avait été largement critiquée par la police judiciaire. Désormais sous l’autorité préfectorale, les enquêteurs pourraient être mobilisés sur des missions de délinquance ordinaire, au détriment de leur travail de fond. « La réforme récente de la police nationale […] n’est pas de nature à répondre aux enjeux judiciaires de la lutte contre la délinquance du haut du spectre, que ce soit en matière de narcobanditisme ou de criminalité économique et financière », écrit l’Afmi.

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« Les opérations place nette qui mobilisent de façon ponctuelle des moyens considérables de policiers sur la voie publique ne peuvent être suffisantes pour endiguer le narco­trafic. Ces actions doivent nécessairement s’accompagner d’enquêtes de fond, de longue haleine, à l’abri des campagnes médiatiques », ajoute-t-elle.

Dans le cadre d’une commission d’enquête sur le narcotrafic, les sénateurs avaient interrogé les magistrats du tribunal judiciaire de Marseille, le 5 mars 2024. Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire de Marseille, réclamait un « plan Marshall » contre le narcotrafic pour « préserver l’État de droit ». L’année 2023 avait été particulièrement sanglante avec cinquante narco-­homicides recensés dans la guerre ultra-violente opposant les deux bandes criminelles Yoda Family et DZ Mafia.

Des ‘opérations pichenettes’, pour le Syndicat de la magistrature.

Une série d’enquêtes judiciaires menées en juin 2023 avait permis de mettre un sérieux coup d’arrêt au conflit. Mais le narco-homicide survenu le 4 octobre dernier, qui a touché Nassim, chauffeur de VTC, et dont l’auteur présumé est âgé de 14 ans, montre que Marseille est loin de s’être débarrassée du fléau de la criminalité liée à la drogue. Et les opérations court-termistes telles que « Place nette », qualifiées d’« opérations pichenettes » par le Syndicat de la magistrature, ne suffiront sans doute pas à endiguer le narcotrafic et ses conséquences dramatiques.

Société
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