Face à l’islamophobie, ils fuient la France pour le Maroc

De plus en plus de Français s’exilent pour échapper au racisme et l’islamophobie. Parmi les terres d’accueil : le Maroc. Ils et elles témoignent de leur départ et de leur nouvelle vie dans un pays si proche mais si différent.

Pauline Chambost  • 23 octobre 2024 abonné·es
Face à l’islamophobie, ils fuient la France pour le Maroc
Pour Fatima, ici sur la corniche de Tanger, d’où on peut voir l’Europe, le départ était une « stratégie de survie ».
© Pauline Chambost

« On a toujours grandi avec ce plan B dans la tête, au cas où on nous mettrait dehors. Moi, je n’ai pas attendu qu’on me mette dehors. Au bout de trois agressions, je me suis dit que ça suffisait. » Il y a deux ans, Nawel, Franco-Marocaine de 45 ans, a quitté la France pour fuir le racisme et l’islamophobie. Elle n’est pas un cas isolé.

« Nous n’avons pas de chiffres. Dire qu’il y a une explosion des départs est peut-être une exagération, mais il est clair que la tendance est à la croissance. Les raisons ont changé. Avant, elles étaient plutôt du côté d’une quête identitaire et d’opportunités de business ; depuis quelques années, le racisme et l’islamophobie sont plus souvent invoqués, l’immigration religieuse aussi », constate Mohammed Ezzouak, fondateur du journal en ligne Yabiladi, à destination de la diaspora marocaine.

Le racisme comme motif central du départ est le cas le plus fréquent, même si les raisons sont imbriquées.

J. Talpin

« Plafond de verre » : l’expression revient souvent chez les personnes concernées lorsqu’elles décrivent leur parcours en France. « J’ai senti des blocages. Pourtant, j’y croyais, au principe républicain de la méritocratie », se remémore Saïd, installé à Tanger. En 2012, cet adjoint à la mairie de Roanne prend conscience que son ascension politique est grippée à cause de ses origines. Deux ans plus tard, alors qu’il s’apprête à monter son entreprise, il quitte la France.

« Je me suis dit : ‘Pourquoi me compliquer la vie en France à ramer sur un chemin tortueux alors que je pourrais avoir une autoroute au Maroc ?’ » Un sentiment très bien décrit dans le livre La France, tu l’aimes mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane (Seuil), paru en avril dernier.

La France, tu l’aimes mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane Collectif sous la direction d’Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin

Julien Talpin, l’un des coauteurs, précise : « Le racisme comme motif central du départ est le cas le plus fréquent, même si les raisons sont imbriquées. Par exemple, s’épanouir professionnellement peut aussi en être une, mais elle est liée au fait qu’on a du mal à le faire en France à cause du racisme. »

Marre de se cacher

La situation est d’autant plus difficile pour les femmes qui revêtent un foulard. « Quand j’ai commencé à porter un voile, on m’a expliqué que certains clients risquaient de mal le prendre et on m’a poussée à changer de poste », se souvient Nawel. Elle quitte alors son travail et part faire un tour du monde. « Je suis revenue de voyage convaincue que le problème, c’était la France. Ailleurs, tout le monde s’en fout. Le réaliser m’a mis un sacré coup, parce que je reste profondément attachée à ce pays », nous raconte-t-elle depuis un café de Mohammedia, une petite ville de la côte où elle vit avec ses deux filles.

« J’étais devenue parano des regards dont je faisais l’objet. Ça me rongeait de l’intérieur », retrace la Parisienne. Elle raconte avoir été victime de crachats plusieurs fois et nous explique, entre autres, avoir été rouée de coups, à terre, en pleine rue de la capitale.

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Fatima, Blésoise de 37 ans, avait bien pris la peine de choisir un métier qui pouvait s’exercer par téléphone pour ne pas se montrer. Mais « ce système ne me convenait plus. Me cacher devenait trop pénible », rapporte-t-elle. Comme toutes les personnes que Politis a interrogées, elle évoque son malaise face à l’omniprésence de l’islam et son traitement dans les médias.

Des voisins ont commencé à me dire ‘on ne veut pas de musulmans dans l’immeuble, dégagez’.

Fatima

« Cela avait un impact sur mon quotidien puisque la parole s’est libérée et que des voisins ont commencé à me dire ‘on ne veut pas de musulmans dans l’immeuble, dégagez’ », se souvient celle qui vit au Maroc depuis deux ans. Jusqu’à l’épreuve de trop qui a constitué un déclic. Pour elle, c’est le moment où l’une de ses filles s’est vu reprocher par une professeure d’avoir dans son sac un livre d’arabe, langue qu’elle étudiait le mercredi après-midi en activité extrascolaire.

Des avantages certains

Météo, qualité de vie, liberté d’entreprendre, pratique religieuse : les avantages de ce que certains (précisément quand ils sont d’origine marocaine) appellent leur « retour » – alors qu’ils n’ont jamais vécu sur la terre de leurs parents ou grands-parents – sont nombreux. D’autant plus que l’État marocain offre des incitations fiscales pour ces installations et que Mohammed VI lui-même les appelle de ses vœux.

Le coût de la vie y est nettement inférieur à celui de la France. Bien sûr, le Smic aussi (environ 330 euros), mais des hauts cadres et des entrepreneurs peuvent gagner en pouvoir d’achat (même si l’éducation et la santé sont majoritairement payantes). C’est d’autant plus le cas de ceux qui conservent une activité dans l’Hexagone.

En France, à cause de mon voile, je n’ai jamais pu aller dans un restaurant chic.

Sabrya

Parfois, ces parcours sont alors des chroniques d’ascension sociale, ornées d’employés de maison et de loisirs qu’on ne pouvait s’offrir avant. « Ma mère n’est pas allée à l’école, mon père est boulanger. Mais, ici, on a un certain train de vie et un confort, c’est clair », constate Sabrya, Franco-Algérienne de 34 ans à l’accent toulousain.

« En France, à cause de mon voile, je n’ai jamais pu aller dans un restaurant chic. Ici, on peut se faire plaisir dans des endroits super ! », sourit celle qui vient tout juste, après un passage express en Arabie saoudite, de revenir à Rabat, où elle s’est installée en 2021. À propos de son expérience saoudienne : « C’était le rêve absolu de mon mari, l’équivalent du rêve américain pour certains. Mais je n’ai pas du tout adhéré au mode de vie. Après avoir goûté au Maroc, c’était trop difficile pour moi. »

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L’enquête qualitative et quantitative menée par les auteurs de La France, tu l’aimes mais tu la quittes montre que le Royaume-Uni, les Émirats arabes unis et le Canada sont les trois premières destinations de ces musulmans exilés. Le Maroc arrive en quatrième position. Plusieurs personnes interrogées par Politis mettent en avant l’intérêt de vivre dans un pays en grande partie francophone et non loin de l’Hexagone.

Des codes à intégrer

Mais « ce n’est pas parce qu’on a la nationalité marocaine que l’on connaît le Maroc », résume Jamal Belahrach, homme d’affaires binational qui, l’année dernière, a monté l’association La Maison de la diaspora marocaine. « Ce pays est celui de mes parents, mais in fine pas le mien. Nous sommes très loin culturellement », constate aussi Kamilia, partie en 2012 plus pour raisons sentimentales que pour fuir le racisme. Tous les concernés parlent des codes à intégrer, que certains pensent ne jamais réussir à assimiler.

Si bien que plusieurs racontent ne s’être fait que des amis binationaux. D’autres reconnaissent avoir quelque peu fantasmé un pays qu’ils ne connaissaient que pour les vacances, après s’être confrontés au respect fluctuant des horaires, à la lourdeur de l’administration ou au qu’en-dira-t-on. Une poignée concède aussi le manque de démocratie et les injustices dans un pays ultralibéral.

La colère envers la France et le racisme, voire la volonté de faire sa hijra ne suffisent pas à réussir son installation.

N. Brouz

« Les Marocains bourgeois nous prennent pour des intégristes. Comme ils vivent une privation de liberté ici, ils ne comprennent pas pourquoi on vient », rapporte Nawel. Elle ajoute : « Ils s’attendent à ce que je roule dans une décapotable en chantant du rap et ils sont ­étonnés que je parle correctement et ne ponctue pas mes phrases par ‘wesh’. Mais tous les MRE [Marocains résidents à l’étranger, expression pour nommer la diaspora, N.D.L.R.] ne sortent pas du même moule ! » « Même au Maroc, on restera toujours des Zmagri [terme péjoratif pour désigner les émigrés marocains ­d’Europe] avec les stéréotypes accolés », raconte une concernée.

Pour certains, l’expérience n’est pas concluante. « La colère envers la France et le racisme, voire la volonté de faire sa hijra [migration vers une terre islamique, N.D.L.R.] ne suffisent pas à réussir son installation », alerte Nabil Brouz, président d’Astrolabe, une association qui fournit des conseils aux candidats à l’exil. Il remarque que, si les arrivées se sont multipliées ces dernières années, notamment incitées par des influenceurs sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui repartent en France, notamment par manque de préparation et de moyens financiers.

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Quant au niveau élevé de l’islamophobie, est-il une exception française ? « L’islamophobie est un phénomène global que l’on retrouve dans tous les pays du monde, poursuit Nabil Brouz. Mais il y a une coloration particulière hexagonale qui tient à notre histoire. La France est le pays qui a le plus légiféré sur la religion dans l’espace public. La volonté de sécularisation à l’initiative des pouvoirs publics est aussi une exception française. Et il y a des raisons plus récentes : c’est le pays le plus ciblé par le jihadisme. »

Alors, même si ces Français n’ont rien à voir avec le terrorisme, ils partent. De la corniche de Tanger, si proche de l’Europe, que l’on aperçoit à l’œil nu, Fatima résume : « Est-ce que la fuite est la bonne solution ? Je ne sais pas. Mais c’est la stratégie de survie que j’ai choisie. »

Monde
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