« La grève comme modalité d’action n’a rien d’évident »

Baptiste Giraud, chercheur en science politique, publie Réapprendre à faire grève, qui analyse les obstacles à la grève et à l’organisation des franges du salariat les plus précarisées. Entretien.

Pierre Jequier-Zalc  • 1 octobre 2024 abonné·es
« La grève comme modalité d’action n’a rien d’évident »
Grève des travailleurs portuaires du Havre contre la réforme des retraites, en mars 2023.
© Maxime Sirvins

Réapprendre à faire grève, Baptiste Giraud, Puf, 320 pages.

Baptiste Giraud, chercheur en science politique, publie Réapprendre à faire grève (Puf), une enquête ethnographique au sein d’une union territoriale de la CGT qui analyse les obstacles à la grève et à l’organisation des franges du salariat les plus précarisées. Cet ouvrage interpelle les centrales syndicales à davantage investir ces secteurs.

Pourquoi ce titre ? Qui, aujourd’hui, doit « réapprendre à faire grève » ?

Baptiste Giraud : Mon livre est avant tout académique. Donc il s’adresse plutôt aux directions syndicales et aux militants syndicaux. La mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 a mis en lumière les contradictions des organisations syndicales contemporaines, et notamment des plus contestataires – CGT en tête. En effet, le discours reste celui de réussir à organiser les masses salariales. Or, on a bien vu durant ce mouvement leur difficulté à mobiliser par la grève les salariés qui pâtissent le plus des transformations du capitalisme, comme dans le secteur du commerce et des services que j’ai étudié.

Comment expliquer cela ?

Pour pleins de salariés, notamment de ces secteurs, la grève comme modalité d’action n’a rien d’évident. Pour beaucoup, les salariés de ces secteurs qui se syndiquent le font en réponse à des problèmes, individuels ou collectifs, internes à leur entreprise. Dans des contextes marqués par beaucoup d’illégalismes (1) patronaux, l’engagement de ces militants est d’abord motivé par la volonté de faire appliquer le droit dans leur entreprise. Il n’y a rien d’évident pour eux à aller sur des revendications politiques plus larges, tout comme d’utiliser des modalités d’actions syndicales – manifestations, grèves – qui n’ont rien de familières pour eux. Donc pour les organisations syndicales contestataires, il y a tout un travail de socialisation militante à effectuer auprès de ces fractions du salariat. Et cela nécessite une prise de conscience, puis du temps et des moyens.

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Dans le courant de la sociologie suivant Michel Foucault, un illégalisme est un contournement du droit plus ou moins assumé en public.

Justement, ce mardi 1er octobre a lieu une journée d’actions avec des revendications sociales qui sont larges. Celle-ci s’annonce assez peu suivie, si ce n’est dans les habituels fiefs syndicaux. Pourquoi ?

Il y a, pour moi, deux éléments qui rendent difficile de mobiliser le précariat à l’occasion de ces journées d’actions. La première, c’est que les ressources militantes sont rares et limitées. Dans ces secteurs, le nombre d’adhérents et de militants est réduit. Donc avec un salariat très précaire, il y a la tentation forte de réserver la mobilisation des salariés pour ce qui se négocie directement au sein de l’entreprise. Les journées d’action – comme celle du 1er octobre – ne sont pas nécessairement perçues comme un point d’appui potentiel pour obtenir des avancées sociales dans leur entreprise. Il y a le sentiment que l’impact de ces mobilisations sur leur employeur sera marginal, voire nul.

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La seconde explication réside dans un mouvement de fond au sein du syndicalisme français. Depuis les années quatre-vingt, il y a eu une forte dépolitisation du secteur syndical. Les générations actuelles au sein des organisations syndicales n’ont donc pas hérité de la socialisation politique qu’il y avait jusque-là, avec une très forte interconnexion entre partis politiques et organisation représentative des salariés. Ainsi, même si les directions centrales restent fortement liées au politique, cette distance vis-à-vis du champ politique a créé beaucoup de militants pour qui le cadre de référence est celui de l’entreprise, du patron. Pas de la politique. Or, ces journées d’action renvoient clairement à une logique politique de l’action syndicale, en ce sens qu’elle vise à interpeller le gouvernement et les représentants centraux du patronat.

Dans les configurations d’entreprise que j’étudie, réussir un débrayage pour une journée c’est déjà une grande réussite.

Pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, de nombreuses critiques ont émergé sur le fait que les centrales syndicales n’aient pas appelé à une grève générale et reconductible. Votre livre, justement, s’attache à déconstruire ce mythe de la grève comme modalité d’action évidente. Pouvez-vous l’expliquer ?

La bataille des retraites a été le symbole des contradictions du syndicalisme. Même dans un contexte d’unité syndicale, de rejet massif de la réforme, il n’y a eu que très peu de grèves, y compris dans les secteurs habitués à ce type de mobilisation. Le 7 mars 2023, l’intersyndicale a appelé à « mettre la France à l’arrêt ». Mais ça n’a pas été le cas. Il y a eu une grosse journée de mobilisation mais on était très loin d’une paralysie de l’économie. Donc il est légitime d’interroger les décisions des directions syndicales, mais en 2023, si elles avaient pu appeler à une grève générale et reconductible, elles l’auraient fait.

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Moi, dans les configurations d’entreprise que j’étudie, réussir un débrayage pour une journée c’est déjà une grande réussite. Donc si le seul mot d’ordre c’est le mode d’action le plus radical – la grève générale – cela peut aussi dissuader beaucoup de salariés, car cela pourrait leur apparaître désajusté par rapport à ce qu’ils peuvent réaliser eux. On risquerait alors de retomber dans le schéma de la grève par procuration. Il y a parfois un impensé sur la manière dont la radicalité de certains mots d’ordre peut freiner la capacité des syndicats à rallier les salariés les plus touchés par ces réformes.

Votre livre s’appuie sur une enquête ethnographique qui date de presque 20 ans. Depuis, le néolibéralisme a continué de « flexibiliser » le salariat. La CGT a-t-elle réussi à saisir l’enjeu de socialiser au syndicalisme toute cette frange du salariat ?

Au sein de la CGT, la nécessité de redéployer le syndicat en direction de ces salariés précarisés est reconnue, d’un point de vue théorique et symbolique. Mais ce que j’observe sur le terrain, c’est un écart abyssal entre la difficulté à organiser ce salariat et les moyens mis pour y répondre, en personnels et permanents syndicaux. Dans ces secteurs, le tissu productif est très morcelé et le syndicalisme est férocement contesté par les directions. La syndicalisation et la création de collectif puissant sont très difficiles. Les organisations devraient donc décupler les moyens pour accompagner ses militants. Or, on est très loin et les unions locales, porte d’entrée pour les salariés isolés, vivotent. Guère plus.

Il y a une prise de conscience au sein de la CGT sur la nécessité de réformer l’organisation de l’intérieur.

Pourquoi ?

Il y a une forme de paradoxe. Les moyens sont concentrés dans les grosses fédérations – métallurgie, fonction publique, etc., qui portent un discours très politique, porté sur un syndicalisme de masse, avec la grève comme modalité d’action familière, voire routinière. Pourtant, les dirigeants de ces mêmes fédérations sont assez réticents à la question de la redistribution et de la mutualisation des moyens. Notamment parce qu’ils subissent de nombreuses restructurations dans leur secteur et qu’ils se disent que ce n’est pas le moment de s’affaiblir. Pour résumer, il me semble qu’il y a une prise de conscience au sein de la CGT sur le désajustement qui existe entre ses structures internes et la structure du salariat. Et donc, sur la nécessité de réformer l’organisation de l’intérieur. Mais cela touche des enjeux d’appareil très lourds.

Travail
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