Gadi Algazi : « La sécurité ne peut être garantie que par la paix et l’égalité »

L’historien revient sur l’année qui s’est écoulée depuis le 7 octobre. Il décrypte comment la société israélienne réagit au caractère existentiel de la politique du premier ministre.

Isabelle Avran  • 2 octobre 2024 abonné·es
Gadi Algazi : « La sécurité ne peut être garantie que par la paix et l’égalité »
Une Israélienne montre le message écrit sur ses mains lors d’une manifestation à Tel-Aviv, le 28 septembre 2024.
© Jack GUEZ / AFP

Tandis que la guerre massive se poursuit à Gaza, que la Cisjordanie subit une colonisation d’une ampleur nouvelle, que le Liban est à nouveau la proie de bombardements intensifs, quels sont les projets du gouvernement israélien, où en est la société israélienne un an après le 7 octobre 2023, et que peuvent les mouvements pacifistes ? Gadi Algazi, universitaire israélien, militant anticolonialiste et pour l’égalité des droits, répond à nos questions. 

Depuis octobre 2023, les dirigeants politiques et militaires israéliens évoquent la nécessité d’une guerre de type existentiel. Qu’en est-il ?

Gadi Algazi : Cette guerre a plusieurs objectifs. Le premier concerne la situation de Benyamin Netanyahou lui-même, face à ce qu’il risque en termes judiciaires pour corruption et autres. Jusqu’en octobre 2023, ses difficultés politiques et judiciaires étaient considérées comme un obstacle à l’aventurisme militaire. Mais, après octobre, les choses se sont renversées : il est dans une fuite en avant et prolonge la guerre qui vise aussi à reconstruire sa base politique et à éviter le procès. Ce qui renforce son alliance avec les fascistes radicaux comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.

« Nul ne veut revivre ce qui s’est passé le 7 octobre. Mais personne n’a réellement de vision pour l’avenir. » (Photo : DR.)

Au-delà de la dimension politique intérieure, cette guerre de caractère génocidaire, avec plus de 40 000 morts dans la bande de Gaza, une politique qui affame toute une population, répond aussi aux objectifs militaires et coloniaux de ce gouvernement. Les deux « couloirs » que Benyamin Netanyahou veut maintenir – l’un au sud, l’autre au centre, couloir dit « de Netzarim », d’est en ouest – visent à isoler le territoire mais aussi à séparer le nord du sud. Toute la région autour de la ville de Gaza serait déserte et le sud de l’enclave, déjà surpeuplée, serait invivable.

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On a l’habitude de décrire Gaza comme une prison à ciel ouvert, ce ne serait plus qu’une prison réduite de moitié. Rendre la vie impossible, contraindre la population au départ, est un objectif ancien. La logique est la même en Cisjordanie. Plus de 600 Palestiniens ont été tués cette année par des colons militants armés, par des attaques systématiques de colons organisés en milices paramilitaires, ou par l’armée. En Cisjordanie, on dit qu’on ne peut plus distinguer les colons de l’armée.

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Le but n’est pas forcément d’annexer la Cisjordanie, mais d’abord de conquérir le territoire le plus large possible, vidé au maximum de sa population. Il s’agit de créer les conditions pour que les communautés les plus vulnérables quittent des régions entières, et ça se passe déjà, comme récemment à Khirbet Zanuta. Cela peut passer par des annexions, par une politique d’apartheid ou par un mixte des deux.

Les dirigeants israéliens savent pertinemment que poursuivre la guerre à Gaza ne peut que générer une escalade.

Quant à la guerre au Liban ?

Elle est aussi présentée comme nécessaire à la sécurité de la population israélienne. Vivre en sécurité et protéger la population est légitime. Mais c’est toute une population civile qui est visée par les bombardements. Les dirigeants israéliens savent pertinemment que poursuivre la guerre à Gaza ne peut que générer une escalade, et des réactions du Hezbollah. Mais ils sont prêts à sacrifier des vies humaines, y compris en Israël, pour atteindre leurs objectifs coloniaux. Aucune sécurité n’est envisageable si elle prétend se fonder sur une logique unilatérale, l’une des parties attaquant des populations civiles.

Pour autant, le discours officiel sur le caractère existentiel de ces guerres fonctionne-t-il dans la société, en particulier depuis le 7 octobre, et alors que les médias israéliens n’évoquent pas la réalité quotidienne ni les conséquences de la guerre à Gaza, en Cisjordanie ou au Liban ? Quelles sont les visions pour un éventuel « après » ?

Nul ne veut revivre ce qui s’est passé le 7 octobre. Mais personne n’a réellement de vision pour l’avenir. À l’exception d’une seule force politique : les colons organisés. Ils sont en Cisjordanie, ont leurs propres représentants, disposent de moyens économiques, d’une organisation militaire et de partis politiques. Leur vision de l’avenir a trois dimensions. La première consiste à compléter le projet de 1967 : évincer la population de Gaza, de Cisjordanie, peut-être aussi du Sud-Liban, et construire des colonies. La seconde : achever ce qui ne l’a été en 1948, en s’en prenant aux Palestiniens citoyens d’Israël. C’est ce qu’il se passe notamment dans les villes « mixtes » de Jaffa, Lid, Ramleh ou Saint-Jean-d’Acre.

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Ils poussent, et ce n’est pas nouveau, à la confrontation entre populations. La troisième concerne la société israélienne elle-même. Ils veulent « conquérir les cœurs et les esprits », comme ils disent, pour « judaïser » la société. Ce sont des fondamentalistes. Ils se considèrent comme des sionistes radicaux. Ils mettent en cause une société libérale, séculaire et déploient une vision messianique. Ces trois objectifs sont liés. Lors des pogroms contre les communautés palestiniennes des villes mixtes, ils ont martelé qu’il était impossible de vivre avec des Arabes, que ceux-ci représentaient un danger. Ils contrôlent de larges parties de la Cisjordanie et leur activité n’a cessé de croître depuis le 7 octobre. Il y a un grand malaise dans la société. La population sait que ce gouvernement ne veut ni ne peut assurer la sécurité de ses citoyens.

Il existe un mouvement de la société croissant vers un nationalisme radical, qui juge que ce gouvernement n’est pas assez extrémiste.

En près d’un an, ces derniers ont bien vu que les otages n’étaient pas une priorité. Que la poursuite de la guerre s’avérait, pour ces dirigeants, beaucoup plus importante. C’est tout l’inverse de la tradition juive. C’est choquant pour de plus en plus de gens. Les mobilisations pour les otages, en particulier sous la direction de femmes, se développent depuis le 7 octobre, accusant le gouvernement de les abandonner, leurs familles, leurs proches. Mais ce même gouvernement utilise les souffrances des otages et de leurs familles dans les enceintes internationales. Tout en cherchant à faire taire leurs voix en Israël, en particulier lorsqu’elles ont dit clairement : la vie est plus importante que la guerre. Il y a donc dans la population une désillusion totale de ce point de vue, sachant que la souffrance des familles est utilisée et non respectée. 

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Mais dans le même temps, et c’est là le paradoxe de la situation, les attaques du 7 octobre ont convaincu la population que la force militaire est la seule solution. Qu’il est impossible de faire confiance aux Arabes. Mais les gens sont méfiants à l’égard des gouvernants. Il existe donc un mouvement de la société croissant vers un nationalisme radical, qui juge que ce gouvernement n’est pas assez extrémiste. C’est une base dont se nourrissent les fascistes selon lesquels les « principes libéraux » sont le principal obstacle. On en a vu un exemple récent lorsque des soldats devaient être jugés pour crimes de guerre du fait des tortures infligées à des prisonniers palestiniens.

Là encore, l’usage de la torture n’est pas nouveau. Elle est utilisée depuis des décennies, en partie officiellement. Mais l’on a assisté à des attaques contre les tribunaux pour que ces soldats sortent et ne soient pas jugés, ce sans qu’interviennent les forces de l’ordre. La brutalité des soldats officiellement sanctionnée était mise de côté par la violence des milices de droite. Parmi les Israéliens, il existe un désir populaire de renouer avec le sentiment de supériorité et d’immunité qui a été mis à mal au cours de l’année qui vient de s’écouler. D’où le soutien populaire à une « bonne guerre », une opération militaire « réussie », en dépit d’un coût humain inimaginable.

Les gens croient donc vraiment qu’avec les opérations d’Israël au Liban, l’assassinat de Nasrallah et l’invasion actuelle, leur immunité et leur sécurité peuvent être rétablies ?

Oui et non. À la fois domine l’idée que l’on n’est pas dans une situation d’immunité, qu’elle ne peut être réellement reconstruite, mais que la force est la seule voie. Or la sécurité ne peut être garantie que par la paix et l’égalité. Mais aucun responsable politique aujourd’hui ne parle de paix. Sauf la gauche radicale.

L’apartheid est illégal. L’occupation et la colonisation ne peuvent être tolérées. Le cessez-le-feu doit intervenir.

Précisément, comment les mouvements pacifistes, anticolonialistes, cette gauche radicale, peuvent exister, agir, être audibles aujourd’hui ?

Ils sont totalement isolés. Ils connaissent dans tout le pays, et ce n’est pas nouveau non plus, une intense répression. Les gens ne s’intéressent pas au cessez-le-feu ni à la reconnaissance des droits politiques de quiconque, mais sont persuadés qu’il n’existe pas de partenaire pour envisager la paix. Reconstruire la confiance, de part et d’autre, sera un travail de très longue haleine. Pour autant, nous maintenons des liens solides et précieux avec les Palestiniens, tant ceux de Palestine occupée que de l’intérieur. Le plus important est de ralentir ou d’arrêter le processus de colonisation : cela ne remet pas encore en question la politique actuelle, mais c’est la condition préalable pour que nos deux peuples aient un avenir dans la dignité humaine.

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Qu’attendez-vous des pays européens, de la France, ou des Nations unies ?

En premier lieu, tant les Palestiniens que les Israéliens ont besoin que soit décrété un embargo sur les ventes d’armes. Les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et d’autres fournissent une aide financière et militaire à Israël sans laquelle la guerre pourrait s’arrêter en quelques jours. En second lieu, il faut un prix économique à l’occupation, et pas seulement des mots. En troisième lieu, il faut comme l’ont fait certains États reconnaître l’État palestinien dans le respect du droit international. Ce qu’a décidé le Canada est très important : il ne s’est pas contenté de sanctions contre quelques colons, mais contre Amana, mouvement de colonisation fondé en 1976 pour la développer partout en Cisjordanie. C’est l’épine dorsale du mouvement de colonisation – et la colonisation est notre véritable problème. Nous avons besoin de tels actes. L’apartheid est illégal. L’occupation et la colonisation ne peuvent être tolérées. Le cessez-le-feu doit intervenir. L’urgence, c’est maintenant.

Monde
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7 octobre : l'avant et l'après
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