« Surréalisme » : celles qu’on avait effacées

Comme Surréalisme, qui se tient au Centre Pompidou, de plus en plus d’expositions révèlent au public des femmes artistes longtemps mises au ban de ­l’histoire des arts.

Lola Dubois-Carmes  • 23 octobre 2024 abonné·es
« Surréalisme » : celles qu’on avait effacées
Green Tea (La Dame ovale), de Leonora Carrington, 1942. Cette artiste encore mal connue il y a dix ans a vu sa cote exploser récemment.
© Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence/ Adagp, Paris, 2024

Surréalisme / Centre Pompidou, Paris / jusqu’au 13 janvier 2025.

« Le Surréalisme était un champ d’émancipation, c’est pourquoi autant de femmes l’ont rejoint. » Cette explication de Marie Sarré, la commissaire de l’exposition Surréalisme, actuellement au Centre Pompidou, pourrait surprendre les habitués du musée : il y a vingt-deux ans, lors du dernier accrochage consacré au mouvement, seules trois œuvres signées par des femmes y étaient alors exposées.

On ne peut pas vraiment faire une nouvelle histoire de l’art. En revanche, on peut refaire l’historiographie.

M. Sarré

Depuis, tout ou presque, a changé. La voix d’une actrice interprétant Simone Breton lisant l’inventaire de la Centrale surréaliste berce l’entrée dans la salle et donne le ton : près d’une quarantaine d’œuvres créées par des femmes sont à découvrir. « La qualité majeure de l’exposition est de les montrer à égalité avec leurs homologues masculins, comme c’était le cas à partir des années 1930 dans les expositions internationales, avant l’écriture de l’histoire du mouvement », estime Marie Sarré.

Son débit trahit sa passion lorsqu’elle mentionne les artistes visibles, notamment la peintre et théoricienne de l’occultisme Ithell Colquhoun, qu’elle admire par-dessus tout. «Beaucoup de visiteurs nous disent ignorer que les femmes étaient aussi présentes », observe la spécialiste. Leur retour sur les murs parmi les plus prestigieux de l’Hexagone n’est pas tant le fruit d’un long travail de recherche – les documents montrant leur présence sont très nombreux –, que celui d’une profonde ­réécriture de l’histoire des arts.

« On ne peut pas vraiment faire une nouvelle histoire de l’art. En revanche, on peut refaire l’historiographie, c’est-à-dire la relecture la plus juste possible de l’histoire de l’art », précise Marie Sarré. Un travail entamé il y a déjà plus de quarante ans par Griselda Pollock, coautrice britannique, avec Rozsika Parker, de Maîtresses d’autrefois – Femmes, art et idéologie (1), publié en 1981, traduit en français au printemps dernier, traitant de la disparition des femmes de l’histoire de l’art.

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JRP Éditions, 2024. 

«Le livre d’Ernst Gombrich (Histoire de l’art, publié en 1950, N.D.L.R.) est sans aucun doute le livre d’histoire le plus lu, avec plus de 8 millions d’exemplaires vendus, et le plus traduit, rappelle l’historienne. Pourtant, il ne mentionne qu’une seule femme, et encore, pour dire qu’elle était très faible. » Cette bible de la discipline a donc laissé une trace durable dans la manière d’aborder la place des femmes dans l’art. « Il faut résister à cette idée de ‘découverte’ car ces artistes étaient très connues aux XVIIIe et XIXe siècles, suggère Griselda Pollock. Elles ont été volontairement effacées au siècle dernier dans une volonté réactionnaire et machiste par rapport aux révoltes féministes de l’époque. »

Dans les années 1980, lorsque quelqu’un souhaitait faire sa thèse sur une artiste, on lui disait que cela nuirait à sa carrière.

N. Arnoult

Pour la chercheuse, ce fait soulève aussi des questions profondes sur l’approche de ces artistes. « Pour les femmes, l’histoire insiste sur leur biographie et leurs blessures physiques ou psychiques, regrette Griselda Pollock. Pourtant, elles ont aussi apporté beaucoup à la technique. » Nathalie Arnoult, attachée de conservation au Centre Pompidou et architecte de la réhabilitation des femmes artistes, abonde : « Dans les années 1980, lorsque quelqu’un souhaitait faire sa thèse sur une artiste, on lui disait que cela nuirait à sa carrière, rappelle-t-elle. Ce qui peut changer la donne, c’est qu’elles soient enseignées, y compris dans leurs dimensions techniques. »

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Ces femmes apportent également une contribution différente aux représentations, en raison de leurs propres position sociale et conditions physiques : maternité, conjugalité… « L’absence d’œuvres représentant ces expériences est un appauvrissement de l’imagination pour des générations de jeunes filles qui ne se retrouvent pas dans les créations exposées. Les femmes intègrent ainsi une perspective dans laquelle elles sont en négatif », poursuit Griselda Pollock.

« Il y a tellement de choses à repenser  »

Depuis une dizaine d’années, le travail des chercheuses paye. « C’est une tâche complexe, il y a tellement de choses à repenser », admet Ana Bordenave, directrice scientifique chez Aware, une association destinée à rendre visibles les femmes artistes. Expositions, archives, colloques… La production matérielle de connaissances s’épaissit.

« Cela permet de comprendre qu’on ne parle pas seulement d’une ou deux exceptions, des génies oubliées de leur époque ayant bravé les normes, mais vraiment de scènes d’artistes ayant fait carrière à différentes époques et effacées », analyse Ana Bordenave. L’association remonte ainsi les traces de ces femmes, dont beaucoup ont influencé la vie artistique de leurs contemporains. « Nous mettons en ligne un index, validé par un comité scientifique, qui est pensé pour pouvoir faire des recherches thématiques, géographiques et par périodes historiques. » L’objectif étant d’apporter un outil pratique d’aide à la programmation.

Nathalie Arnoult, par ailleurs membre du comité scientifique d’Aware, a pour sa part participé à l’élaboration de l’accrochage permanent et exclusivement féminin « Elles » en 2009 au Centre Pompidou. Avec plus de deux millions de visiteurs, la collection a été l’occasion d’une vraie prise de conscience des lacunes qui subsistaient.

« Ce fut un moment important puisque beaucoup d’acquisitions ont été réalisées pour cette occasion. Il n’y avait par exemple aucune œuvre de femmes architectes, se souvient la conservatrice. Cet événement a aussi attiré l’attention de plusieurs pays, et les États-Unis ont alors décidé de dédier pendant un temps tous leurs crédits d’acquisition aux artistes femmes. » La dynamique s’est ensuite essoufflée avant de renaître à l’occasion du mouvement #MeToo.

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Le risque soulevé par les expertes est de ne pas parvenir à se départir de l’image « féministe » qui, bien qu’assumée, ne correspond pas à l’histoire des arts qu’elles souhaitent voir advenir. « L’art est un espace pour exprimer son individualité. Ce point est admis pour les hommes, faisons de même pour les femmes », lance ­Griselda Pollock. Sans pour autant décourager une lecture féministe des œuvres, leur portée artistique ne devrait pas en être limitée.

De l’oubli à l’explosion

« On dit toujours de moi que je fais de l’histoire de l’art ‘féministe’. C’est un cadre dans lequel je suis emprisonnée, regrette la professeure émérite. Pourtant, on ne dit pas habituellement qu’on fait de l’histoire des arts patriarcale. » Si les deux femmes font partie de la même génération, Nathalie Arnoult constate pour sa part un progrès. « Au départ, je passais pour la féministe de service. À présent, je passe pour la spécialiste. » Sa légitimité a suivi celle, retrouvée, de certaines artistes, qui ont vu leur cote grimper en flèche.

On n’arrivera jamais à parité pour l’époque moderne.

N. Arnoult

« On bascule parfois de l’oubli total à l’explosion sur les marchés, observe Marie Sarré. Comme l’assurance est calculée sur la valeur des œuvres, ça devient plus cher de les faire assurer lors d’une exposition. » Obligeant parfois les musées à renoncer à des œuvres d’artistes femmes en raison de leur coût. « Les fonds manquent, les crédits d’acquisition baissent, et les artistes femmes de l’époque moderne deviennent trop chères à acquérir », explique Nathalie Arnoult.

Au mois de mai, une peinture de Leonora Carrington, encore mal connue il y a dix ans, a ainsi été adjugée à plus de 26 millions d’euros, soit plus chère que celles de Salvador Dali, Max Ernst ou même Picasso. Résultat ? « On n’arrivera jamais à parité pour l’époque moderne », tranche la conservatrice.

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Et les galeristes ne sont pas en reste. « Lorsque des œuvres sont enfin reconnues, en particulier après des expositions institutionnelles, la demande croît et les prix augmentent, constate Pauline Pavec, à la tête d’une galerie parisienne. Ce fut le cas par exemple pour Juliette Roche, dont les prix se sont envolés aux enchères chez Artcurial en 2023. Cela reflète une reconnaissance de la valeur réelle des œuvres plus qu’une simple opportunité financière. » Un progrès qui, de l’avis de toutes les spécialistes, reste encore bien insuffisant pour rendre justice aux effacées.

Exposition
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