Une classe politique en quête de peuple
L’ombre des gilets jaunes plane sur les débats houleux de la gauche à la recherche d’un électorat populaire. Des chercheurs viennent remettre en cause nombre de représentations établies sur ce mouvement.
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Idées reçues sur les gilets jaunes, Emmanuelle Reungoat et François Buton (dir.), Le Cavalier bleu, 224 pages, 21 euros.
Alors que les cinq ans de l’Acte I approchent, les gilets jaunes continuent d’alimenter les discussions. Chez une certaine droite radicale, ils ont incarné ce peuple de la « France périphérique », blanc, oublié, travailleur, hostile aux impôts, aux « assistés » et aux « cassos », avant d’être récupérés par la gauche radicale. Une incarnation du « vrai » peuple qui se retrouverait aujourd’hui dans le vote RN.
À gauche, après l’incompréhension et la méfiance, les partis politiques et les syndicats ont commencé à s’engager à leurs côtés, tandis que le nombre de militants de gauche sur les ronds-points et dans les cortèges augmentait, les gilets jaunes étant désormais perçus comme un mouvement de lutte contre les inégalités sociales et des institutions (si peu) démocratiques à bout de souffle. Une lecture qui peine à se maintenir alors que l’extrême droite progresse dans les urnes. La droite aurait-elle eu raison ?
L’ouvrage Idées reçues sur les gilets jaunes présente les résultats de la recherche sur ce mouvement qui a bénéficié des nombreuses enquêtes menées pendant et après sa mobilisation, fortes d’une approche pluridisciplinaire et décentralisée, loin des seuls bancs parisiens. Qui sont les gilets jaunes ? Une forte proportion de catégories populaires les compose. Les ouvriers y sont proportionnellement deux fois plus nombreux que dans la population, de même que les personnes touchées par la grande précarité. Néanmoins, seule une minorité déclare des difficultés à boucler les fins de mois, à rebours de certaines lectures misérabilistes.
Horizontalité et méfiance
En réalité, à l’exception des populations les plus aisées ou riches en capital culturel, toute la France est présente dans les trois millions de participants aux actions des gilets jaunes, même si la présence médiatique de personnes habituellement invisibles a marqué les esprits. Les femmes ont ainsi bénéficié de l’absence d’organisations structurées, qui favorisent souvent l’émergence de leaders hommes : ni plus ni moins présentes que par le passé, seulement plus visibles.
Sont-ils la « France périphérique » ? Le périurbain et les petites villes sont particulièrement représentés, surtout sur les ronds-points et au début du mouvement, moins dans les manifestations. En revanche, leur part diminue au profit des métropoles au cours du temps, à mesure que des militants plus expérimentés et proches de la gauche rallient le mouvement.
Loin d’être un prémâché pour la pensée, le livre répond à autant de questions qu’il en suscite de nouvelles.
Dès lors, que pensent les gilets jaunes ? À la diversité des conditions sociales répond la diversité des opinions : la dénonciation des inégalités sociales et de la représentation constitue le plus petit dénominateur commun. Néanmoins, il semble difficile de dire qu’ils sont antiféministes ou hostiles aux mesures écologiques. Le rejet porte plutôt sur les formes organisées de ces luttes, dans une perspective d’horizontalité et de méfiance à l’égard de toute représentation.
Surtout, l’ouvrage aborde les conséquences de la mobilisation auprès de gilets jaunes composés pour moitié de primo-participants. À la conscience triangulaire élites/peuple (incarné par les gilets jaunes)/assistés, de laquelle la droite fait son lit, l’action a substitué une conscience protestataire opposant les « petits » aux « gros » et développé l’intérêt politique de populations parfois méfiantes. Autrement dit, les visions du monde changent dans et par les luttes : une perspective encourageante pour qui ne souhaite abandonner personne.
Renouvellement
Les gilets jaunes s’inscrivent également dans le renouvellement des actions initiées au début des années 2010 : rejet des hiérarchies, occupation des places, « relocalisation de la politique » (Laurent Jeanpierre) dans les territoires du quotidien, refus des formes de la représentation politique, dans une perspective qui emprunte tant à l’ambition qu’à la symbolique révolutionnaires. Autant de pistes pour alimenter les partis politiques.
Impossible d’épuiser la richesse de ce livre en quelques lignes. Loin d’être un prémâché pour la pensée, il répond à autant de questions qu’il en suscite de nouvelles, respectueux en cela de la complexité d’un réel toujours réticent aux réponses simplistes. À conseiller avant de se lancer dans des diatribes sur les stratégies à suivre.
Les parutions de la semaine
Universaliser. « L’humanité par les moyens d’humanité », Souleymane Bachir Diagne, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 180 pages, 19,90 euros.
Ubuntu. Entretien avec Françoise Blum Souleymane Bachir Diagne, préface de Barbara Cassin, éd. de l’EHESS, coll. « Audiographie », 128 pages, 9,50 euros.
« Nous vivons un moment à la fois historique et philosophique, que l’on dira postcolonial ou décolonial, et qui est celui de la fin d’un certain universalisme impérial. Cette fin signifie que nous incombe désormais la tâche de réinventer l’universel. » Et le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne de souligner que, « contre l’idée reçue que les auteurs qu’on désigne comme “postcoloniaux” ou “décoloniaux” ne parlent que de leurs particularismes pour les opposer à l’universalisme, il est bon de rappeler que tout poètes et théoriciens de la “négritude” qu’ils fussent, Senghor et Césaire ont été aussi, [et] avant tout, des penseurs de la totalité du monde et de notre temps […], non pas seulement contre le colonialisme mais aussi pour un “humanisme du XXe siècle” (Senghor), pour un “humanisme universel” (Césaire). »
Sans aucun doute l’un des penseurs contemporains parmi les plus importants aujourd’hui, Diagne s’emploie, dans Universaliser, à démontrer combien, « à l’heure où triomphent les principes ethno-nationalistes, les tribalismes, les comportements de domination et de prédation entre les nations et les cultures », il s’agit de retrouver foi en l’humain et de défendre l’universel comme « œuvre commune de l’humanité ». Unique voie, in fine, sensible mais surtout rationnelle, comme l’auteur le rappelle dans cet autre ouvrage, Ubuntu – passionnant dialogue avec l’éminente spécialiste des socialismes africains Françoise Blum –, pour pouvoir « s’approprier ce devoir d’être métis en un temps comme le nôtre ».
Où cette recherche, trop pervertie ces derniers temps par moult tentatives d’accusation hypocrite d’une prétendue (et vide de sens) idéologie woke, mais surtout d’un « universel de surplomb », cherche dans une veine cartésienne à penser « à nouveaux frais » le cogito : « Je suis parce que nous sommes. » Une leçon de vie. Et une réponse aux horreurs débitées par les extrêmes droites contre les grands principes des droits humains. Pour une doctrine multiculturelle et une nouvelle promotion de la négritude dans nos sociétés postcoloniales. La pensée de Diagne fait déjà date.
L’Humeur révolutionnaire. Paris, 1748-1789, Robert Darnton, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz, Gallimard, coll. « NRF Essais », 592 pages, 32 euros.
Qu’a eu 1789 de vraiment « révolutionnaire » ? C’est sans doute la question la plus étonnante que pose ce livre magnifique qui choisit, contrairement aux innombrables ouvrages consacrés à la Révolution française, de revenir sur les très nombreux événements, agitations, troubles ou débuts d’insurrection qui, durant toutes les décennies précédentes, ne parvinrent jamais à un tel renversement de l’ordre établi. Par ce retour sur les décennies précédentes, l’historien promeut une véritable étude « révolutionnaire ».