Le marxisme opère-t-il encore face aux Gafam ?

Dans notre société de « capitalisme tardif », l’organisation collective des travailleurs est court-circuitée par une individualisation de plus en plus accrue. Stéphanie Roza, spécialiste en philosophie politique, interroge la capacité des travailleurs à résister à cette transformation profonde.

Olivier Doubre  • 16 octobre 2024 abonné·es
Le marxisme opère-t-il encore face aux Gafam ?
© Vincent Gerbet / Hans Lucas / AFP

Marx contre les Gafam. Le travail aliéné à l’heure du numérique, Stéphanie Roza, PUF, 285 pages, 19 euros.

Nous ne le savons que trop : depuis près d’un demi-siècle, la gauche peine à rassembler, recule dans les urnes et dans l’opinion, perd du terrain. Nombre d’analyses de cette évolution l’expliquent par la défaite du camp progressiste dans la bataille culturelle, suivant la théorie gramciste de la stratégie politique. Antonio Gramsci, fondateur du PC italien et mort en 1937 dans les geôles fascistes, estimait en effet que remporter la bataille culturelle au sein de l’opinion est le préalable indispensable à toute victoire politique et électorale.

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Pourtant, si la gauche n’est plus dans la position de domination intellectuelle qu’elle pouvait revendiquer dans les années 1980, cela ne saurait être la seule explication à sa perte de terrain. C’est que le capitalisme, après avoir su évoluer en acceptant les critiques du mouvement social sur les conditions de travail et les droits collectifs, a dû aussi intégrer les demandes de plus d’autonomie et d’épanouissement individuel de la part des salariés dans les rapports de travail.

Si cette évolution peut bien sûr être comprise comme une forme d’émancipation pour chaque travailleur, on peut aussi la lire comme une forme d’individualisation toujours accrue, au détriment d’une conscience collective des travailleurs censée leur permettre de maintenir un rapport de force avec le patronat.

Cette individualisation, pour ne pas dire atomisation, est sans aucun doute une des causes majeures du recul de la gauche. Or aujourd’hui, dans notre société dite de « capitalisme tardif » ou « de plates-formes », désormais dominée par les Gafam, ces géants du numérique souvent bien plus riches et puissants que nombre d’États, l’atomisation de chacun derrière l’écran de son PC ou « ordinateur personnel » est un défi encore plus grand pour les gauches sous toutes les latitudes.

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Spécialiste en philosophie politique, défendant les valeurs d’un marxisme humaniste cher à Henri Lefebvre ou Georg Lukacs, Stéphanie Roza (CNRS-ENS Lyon) s’interroge justement sur la capacité des femmes et des hommes (de gauche) à résister à cette transformation profonde du capitalisme. L’atomisation aurait-elle réduit à néant toute forme d’organisation collective de résistance à une exploitation bien plus insidieuse qu’auparavant ?

« Tâcherons »

La chercheuse différencie cependant deux types d’exploitation dans ce « capitalisme tardif ». D’une part, ce capitalisme de plates-formes emploie des « tâcherons » (au téléphone, manutentionnaires, livreurs, etc.) dont la mise en concurrence tire sans cesse les salaires vers le bas et dont toute délocalisation ne coûte rien ou presque. Mais aussi des travailleurs dits « free-lance » qui, en utilisant ces « plates-formes », travaillent en fait gratuitement pour elles, en leur permettant de commercialiser leurs données. Comme une nouvelle division de la classe ouvrière.

Les revendications collectives sont donc aujourd’hui de plus en plus difficiles à exprimer dans ce type d’organisation sociale, sachant que les technologies des plates-formes leur donnent en outre des moyens extrêmement étendus de surveillance des échanges de contenus entre les travailleurs (très) peu ou pas rémunérés.

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Enfin, souligne justement Stéphanie Roza, une autre difficulté – et non des moindres – est que l’aliénation des travailleurs, « d’abord visible et contraignante dans les rapports de travail, à l’usine notamment », fut ensuite, avec la société de consommation, emmenée par leurs propres désirs de consommation. Ce que Lukacs nomma la « manipulation », où les capitalistes parviennent à nous aliéner par nos propres désirs, via la publicité par exemple.

Or, note la chercheuse, à l’heure de la société des Gafam, « cette manipulation a pris des dimensions extraordinaires », puisque les Gafam parviennent littéralement à entrer dans nos cerveaux, en commercialisant bientôt nos données (nos désirs) à des publicitaires avec un degré de précision et de ciblage jamais atteint auparavant. Ce qu’Henri Lefebvre nomma « le capitalisme à l’assaut du temps libre », sonne comme une prédiction particulièrement actuelle…

Il reste possible de retourner contre le capitalisme ses propres armes.

S. Roza

Une voie possible, pour Stéphanie Roza, serait de « soustraire » ces plates-formes à la seule logique capitalistique, en soumettant à la plus large discussion possible « l’architecture même de ces plates-formes, afin de combattre leur caractère aliénant et manipulateur ». Vaste programme, certes. Mais, rappelle l’auteure, « comme Marx et Engels l’ont largement défendu dans toute leur œuvre commune, il reste possible de retourner contre le capitalisme ses propres armes ». Le chemin sera long et ardu. Mais la lutte des classes continue.


Les parutions de la semaine

Chroniques de Kanaky (Nouvelle-Calédonie), 13 mai-10 juillet 2024, Hamid Mokaddem, La Courte échelle / éditions Transit, 120 pages, 13 euros.

Après la tentative macroniste de violer les accords de paix en « réformant » le corps électoral afin d’y inclure les « métropolitains » récemment installés sur le Caillou, des émeutes ont éclaté depuis mai, en Kanaky (Nouvelle-Calédonie). Philosophe, enseignant à Nouméa depuis 1989, Hamid Mokaddem a tenu des chroniques sur les violences qui secouent l’archipel, toujours inscrit sur la liste de l’ONU des contrées à « décoloniser ». Écrits surtout depuis un barrage tenu par de jeunes Kanaks en périphérie de Nouméa, ses textes réunis ici constituent un témoignage rare sur le retour de la violence politique, due à l’arrogance coloniale française, qui a rompu avec les efforts pour la paix initiés par Michel Rocard, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur à Matignon en 1988. Un document précieux.

Mayotte. Département colonie, Rémi Carayol, La Fabrique, 260 pages, 15 euros.

Si la Kanaky semble renouer avec la lutte anticoloniale – et Paris avec ses vieilles velléités impérialistes –, Mayotte n’aurait-elle jamais rompu avec son passé colonial, elle qui est devenue en 2011 le 101e département français, dans « un processus unique de ‘colonisation consentie’ » ? Car « tout renvoie à la colonie sur cette île » : ghettos de Blancs, hiérarchisation raciale partout, au travail ou dans les rues, effacement des cultures locales, et une « économie hors-sol tournée vers la ‘métropole’ ». Journaliste ayant vécu sur place, Rémi Carayol revient sur l’histoire de l’île, la seule des Comores ayant voté pour son maintien dans le giron français lors du référendum de 1974 sur la décolonisation de l’archipel. En soulignant la violence de la vie à Mayotte et ce « présent colonial » qui s’y poursuit.

En quête de valeur(s), Jean-Marie Harribey, Éditions du Croquant, coll. « Détox », 112 pages, 12 euros.

Valeur économique ou valeurs éthiques ? Justice, liberté, démocratie, beauté, mérite, ou bien actions en bourse pour « nourrir une accumulation sans fin » ? Durant l’Antiquité, il n’importait aux philosophes que de rechercher le bien, le beau, le juste… Ils n’auraient même jamais pensé à comparer ces valeurs avec la valeur monétaire d’une quelconque marchandise. Économiste, dirigeant de l’association Attac et chroniqueur de longue date à Politis, Jean-Marie Harribey analyse ici, dans ce monde sans cesse secoué par des crises, les raisons de la prédominance des valeurs marchandes sur celles de la vie ou de la nature. Une enquête philosophico-économique de haute tenue.

Idées
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