« La mort de Rémi Fraisse signe la criminalisation des militants écologistes »

Plusieurs personnalités engagées dans les luttes écologiques, dont Noël Mamère et Lena Lazarte, livrent leur témoignage, dix ans après la mort de Rémi Fraisse, vue comme un symbole de la répression toujours plus féroce du pouvoir envers les défenseurs de l’environnement.

Vanina Delmas  et  Maxime Sirvins  • 16 octobre 2024 abonné·es
« La mort de Rémi Fraisse signe la criminalisation des militants écologistes »
Manifestation en hommage à Rémi Fraisse, à Toulouse, en novembre 2014.
© Maxime Sirvins

« Notre émotion et notre colère restent intactes »

Noël Mamère, écologiste

Dix ans après la mort de Rémi Fraisse, notre colère et notre émotion restent intactes. Comment, en effet, ne pas être révolté par la disparition de ce jeune militant écologiste de 21 ans, fauché en pleine fleur de l’âge par le tir d’une grenade offensive alors qu’il participait pacifiquement à une manifestation contre un projet inutile ? Pour nombre d’entre nous, écologistes et citoyens attachés à la défense de la liberté d’expression et au droit de manifester, la mort de Rémi Fraisse signe, sous sa forme la plus tragique, le recul de ces droits fondamentaux et la criminalisation devenue systématique des militants et activistes écologistes.

Depuis le drame de Sivens, conséquence d’une violence disproportionnée des forces de l’ordre, la France est devenue « le pire pays d’Europe concernant la répression policière des militants environnementaux », selon l’accablant constat de Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, qui ajoute : « La violence des forces de l’ordre [françaises] est hors catégorie. »

(Photo :
Valerie Dubois / Hans Lucas / AFP)

La mort de Rémi Fraisse a été le signal d’un changement radical de la doctrine du maintien de l’ordre à la française : longtemps fondé sur la « mise à distance » et la « désescalade », celui-ci a basculé dans une logique de l’affrontement, de la répression et de l’intimidation. C’est ce qu’on pouvait lire sous la plume du rapporteur socialiste de la Commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, demandée par le groupe écologiste après la mort de Rémi Fraisse. J’en étais le président et le seul des trente commissaires à avoir voté contre avec ma collègue Marie-George Buffet. Comment pouvions-nous accepter, en effet, que le maintien de l’ordre l’emporte sur le droit de manifester et la liberté d’expression ?

Autrement dit, cette logique répressive, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est une coconstruction de la droite et de la gauche dite « de gouvernement ». Non seulement, elle menace notre pacte démocratique, mais elle vise aussi à faire passer les activistes écologistes pour des « casseurs » ! Quand ils ne sont pas traités « d’écoterroristes », comme avait osé les qualifier Gérald Darmanin au lendemain des affrontements de Sainte-Soline.

Ce parallélisme infâme entre des militants écologistes, défenseurs aussi sincères qu’acharnés de la justice sociale et environnementale, et les terroristes qui ont ensanglanté notre pays en dit long sur la crainte que l’interpellation écologiste inspire à ce pouvoir, à tous les pouvoirs (Rémi Fraisse est mort sous un gouvernement de gauche) et à leurs affidés, prisonniers du déni qu’ils défendent par la force pour mieux dissimuler leur irresponsabilité face à une question existentielle. Selon le dernier rapport de Global Witness, 1 500 défenseurs de l’environnement ont été tués dans le monde depuis l’accord de Paris de 2015. Voilà où nous en sommes.

Faute d’engager des politiques courageuses contre le chaos qui est à nos portes, ceux qui nous gouvernent ont choisi la stratégie de la peur à coups de matraques, de LBD, de gaz lacrymogènes, de grenades d’encerclement et de gardes à vue. Mais leur système n’y survivra pas et la démocratie sombrera sous la marée des populismes si nous baissons les bras ou si nous sombrons nous aussi dans la spirale de la violence dans laquelle ils veulent nous entraîner. Une telle logique n’a pas sa place dans une démocratie comme la nôtre. À nous, écologistes et ­citoyens attachés à la défense des valeurs universelles, de poursuivre le combat qui était celui de Rémi Fraisse. Parce que sa tragique disparation nous oblige pour toujours.


« La stratégie de l’État est désormais de nous terroriser »

Lena Lazare, membre des Soulèvements de la Terre

En 2014, lors de la mort de Rémi, je ne militais pas encore et je n’ai malheureusement pas eu connaissance de sa mort à ce moment. Mais dès la COP21, une année plus tard, j’ai commencé à m’engager dans le mouvement écologiste et à mener des actions sur le terrain, notamment de désobéissance civile. Sur cette période d’une petite dizaine d’années, j’ai été témoin de l’intensification de la répression envers les militants écologistes.
En 2019, en plein renouveau de la désobéissance civile, les violences policières envers les activistes écolos étaient rares alors qu’elles sont désormais devenues courantes, voire systématiques, sur certains types d’actions.

Léna Lazare
(Photo : Maxime Sirvins.)

Je sais que ce n’est pas nouveau. Cette peur de voir des proches mutilé·es, gravement blessé·es au point d’être mis·es dans le coma ou tué·es, de nombreuses personnes ont dû la ressentir à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes avant que je ne la ressente à Sainte-Soline.
Dans de nombreuses luttes – les écologistes n’ont d’ailleurs pas été les premiers à subir une répression aussi violente dans les mouvements sociaux –, on constate que la stratégie de l’État est désormais de nous terroriser, de nous plonger dans un état de choc pour stopper des dynamiques de mobilisation.

Face à cette répression ignoble, je trouve beaucoup de force et d’espoir dans la manière dont nous nous organisons pour prendre soin les uns des autres, à travers des bases arrière de plus en plus abouties et des dispositifs de soutien post-action de plus en plus présents, comme la ligne de soutien psy mise en place après Sainte-Soline par exemple.


« Rémi est devenu une figure emblématique de nos mouvements »

Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci.

Le jour où j’ai appris la mort de Rémi Fraisse a été un moment d’effroi, une réelle prise de conscience de là où on en était. Je n’étais pas allé à Sivens, mais on faisait déjà clairement le lien entre le projet de barrage dans le Tarn et les premiers projets de méga­bassines dans le sud de la Vendée et le nord de la Charente-Maritime, apparus vers 2005.

(Photo : ROMAIN PERROCHEAU / AFP)

Ce jour-là, je tenais un stand au Festival international du film ornithologique à Ménigoute, dans les Deux-Sèvres, qui rassemblait des naturalistes de toute la France. Certaines personnes présentes connaissaient Rémi, alors ­apprendre sa mort a été un choc profond. C’était un étudiant en gestion et protection de l’environnement, il avait fait le choix d’être à Sivens ce jour-là, mais il aurait très bien pu être présent à ce festival. C’était comme si on perdait un frère. Nous avons improvisé un flocage à apposer sur le dos des tee-shirts, qui représentait une gerbe de sang. Des camarades qui sont montés sur scène pour ­recevoir un prix du festival l’ont arboré en hommage à Rémi et pour interpeller sur ce qui se passait à Sivens. Rémi Fraisse est devenu une figure emblématique de nos mouvements.

Quand les tensions sur le territoire se sont intensifiées autour des mégabassines, j’ai essayé de rappeler jusqu’où peuvent aller ces conflits sur l’eau s’ils sont mal gérés. Ces questions sont tellement vitales qu’elles génèrent chez les gens qui en ont conscience une détermination sans faille. Mais il est foudroyant de voir que les ­décideurs n’ont toujours pas compris que, dans ces dossiers, la seule issue est de redonner une vraie place au local et de miser sur le dialogue. Que ce soit à Sivens, à Notre-Dame-des-Landes, mais aussi en Nouvelle-Calédonie, où plusieurs personnes ont été tuées par les forces de l’ordre sans que cela suscite trop d’écho médiatique.

La manifestation à Sainte-Soline a été une sacrée piqûre de rappel pour ceux qui avaient oublié que ces gouvernements successifs sont prêts à donner des commandements pouvant aboutir au décès de militants, de personnes qui se mobilisent pour l’eau. Les deux camarades qui ont été dans le coma sont vraiment passés tout près de la mort. C’est un miracle qu’il n’y en ait pas eu à Sainte-Soline. Il y a une sorte de devoir de mémoire envers les militants écolos qui ont perdu la vie – en France, il n’y en a pas pléthore – mais aussi pour ne pas oublier les responsables et leur comportement visant à étouffer la vérité. Ces prochaines années, nous ne lâcherons rien, notamment sur le plan juridique et nous ferons tout pour que les bourreaux de Sainte-Soline comparaissent en justice.


« Le soir même, j’entendais Bernard Cazeneuve évoquer l’hypothèse d’un cocktail Molotov dans le sac de Rémi »

Alain Hébrard, membre de la Confédération paysanne, engagé dans la lutte contre le barrage de Sivens

J’étais à Sivens pour le week-end de mobilisation des 25 et 26 octobre 2014. J’ai appris seulement le matin, vers 11 heures, qu’une personne était morte la nuit. On a su plus tard que c’était Rémi Fraisse, que je ne connaissais pas. Je me suis rendu tout de suite sur le lieu en question. Tout était à l’abandon, la scène de crime n’avait pas été sécurisée du tout ! Il y avait des taches de sang, une boucle du sac à dos de Rémi, des traces de pieds qu’on traîne au sol… Avec quelques jeunes, nous avons utilisé le grillage de la base de vie des gendarmes pour entourer et protéger la scène de crime pour l’enquête.

J’ai passé plusieurs appels et on m’a certifié qu’une enquête était en cours. Le soir même, j’entendais Bernard Cazeneuve évoquer l’hypothèse d’un cocktail Molotov dans le sac de Rémi Fraisse… Le lundi matin, le capitaine de l’IGGN m’appelle pour me dire qu’ils veulent venir sur place mais ont peur de se faire agresser. Je leur ai répondu qu’au contraire les jeunes aussi voulaient qu’une enquête sérieuse soit faite, et je me suis retrouvé à les accompagner sur place ainsi que le procureur et le préfet. Malgré l’enquête, cela a abouti à un non-lieu plusieurs années après…


« Le projet aurait pu être arrêté bien avant »

Christian Conrad, naturaliste, membre de l’association Apifera-Tarn

J’étais présent aux premières manifestations contre le projet de barrage en 2011 et, en 2014, j’ai fait une grève de la faim pendant plus de quarante jours. J’ai connu une longue fatigue et j’en vois encore des conséquences aujourd’hui. En février 2014, nous avions établi des stratégies notamment pour atteindre un objectif : obtenir un débat avec le président du conseil général du Tarn, farouche partisan du barrage. Mais la question ultime s’est posée : jusqu’où sommes-nous prêts à aller en termes d’action ? Ben Lefetey a émis l’idée de la grève de la faim, j’ai répondu que j’étais partant, et d’autres ont suivi.

À un moment donné, nous étions onze grévistes. J’ai commencé la grève de la faim le 1er septembre 2014. Nous n’étions plus que trois, et c’est un moment où la lutte a franchi un cap pour plusieurs raisons. D’abord, les travaux de déboisement ont commencé, sans autorisation donc, à l’aube, j’allais sur la route départementale et quand je voyais les machines arriver, je téléphonais aux gendarmes pour leur signaler l’illégalité du chantier. Nous avons réussi à arrêter les machines plusieurs fois.

De plus, nous avions appris pendant des réunions que le rapport d’expertise commandé par Ségolène Royal à deux ingénieurs généraux des ponts, des eaux et des forêts, ne serait pas rendu public tout de suite. Ce rapport a finalement été rendu public le 27 octobre 2014, le lendemain de la mort de Rémi, et critiquait le projet. Il aurait donc pu être arrêté bien avant… Cette année, le 26 octobre, pour la journée de commémoration des 10 ans, je ferai une balade naturaliste sur la zone humide… Pour Rémi.


« Sivens reste un tournant »

Stéphane Gemmani, élu au conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes

Sivens. Ce nom résonne désormais comme un avertissement, le signe d’une époque où les hommes ont voulu maîtriser la nature sans jamais la comprendre. Là-bas, sur cette terre que l’on voulait noyer sous un barrage inutile, s’est levée une révolte, non contre le progrès, mais contre une vision obsolète du progrès. Sivens et son drame, ce fut le moment où la France a pris conscience que l’eau, bien commun, ne pouvait être accaparée par quelques-uns pour des projets démesurés.

Ce barrage, comme tant d’autres, symbolisait cette fuite en avant qui consiste à vouloir toujours plus, sans jamais réfléchir aux conséquences. Mais, à Sivens, il y avait autre chose : une lueur, une prise de conscience que l’eau n’est pas une ressource infinie, que chaque goutte compte. Ce combat a révélé une vérité dérangeante : notre pays, pourtant béni par ses rivières et ses pluies, gaspille sans compter. Tandis que d’autres nations, confrontées à des sécheresses implacables, innovent, recyclent et préservent chaque goutte, nous, nous restons englués dans un modèle suranné.

Sivens reste un tournant. Il nous appelle à revoir notre rapport à l’eau, et surtout notre gestion, à nous inspirer des pays qui, avec bien moins de ressources, font bien mieux. Recycler, économiser, protéger : voilà les véritables batailles à mener. Il ne s’agit plus seulement de résister aux projets absurdes, mais de bâtir un avenir où l’eau sera préservée, partagée, et non plus accaparée. Sivens n’est pas une fin, c’est un commencement. Celui d’une lutte pour l’essentiel, pour la vie elle-même, pour l’avenir des générations futures.

Pour aller plus loin…